#balancetonporc : "Dénoncer un harcèlement sexuel sur un réseau social avec un hashtag, ce n'est pas du tout l'endroit"
Christophe Noël, avocat spécialiste du droit du travail, alerte contre les risques auxquels s'exposent les victimes qui dénoncent une situation de harcèlement sexuel sur Twitter : les personnes qu'elles visent peuvent porter plainte "diffamation" ou "injure".
"Balance ton porc." Depuis que cette injonction a été lancée sur Twitter sous la forme d'un hashtag, vendredi 13 octobre, dans la foulée de l'affaire Harvey Weinstein, des centaines de femmes ont relaté dans des tweets le harcèlement voire les agressions sexuelles dont elles ont été victimes. Pour la journaliste Sandra Muller à l'origine de cette initiative, c'est une manière de "crever l'abcès".
Ces publications contribuent à "la libération de la parole des femmes" et représente une "première étape avant l'intervention de la justice", abonde Céline Piques, porte-parole de l'association Osez le féminisme. Mais Christophe Noël, avocat spécialiste du droit du travail, prévient : "Quand on veut dénoncer une situation de harcèlement sexuel, il ne faut pas s'y prendre de cette façon-là."
Franceinfo : Ces tweets n'exposent-ils pas à des attaques en diffamation ?
Christophe Noël : On est en plein dedans. Dénoncer un harcèlement sexuel sur un réseau social avec un hashtag, ce n'est pas du tout l'endroit. C'est une caisse de résonance phénoménale et c'est la porte ouverte à toutes sortes d'excès et de diffamations. Le problème, c'est qu'il y a à la fois du vrai et du faux et que tout se mélange. Il n'y a aucun moyen de contrôler ce qui est dit sur ce réseau social. On va sans doute retrouver des gens qui, par vengeance, vont calomnier des collègues de travail avec lesquels ils ne s'entendent pas.
Ce n'est pas bon : ça peut se retourner contre les victimes qui dénoncent un harcèlement sexuel. Les personnes qu'elles visent peuvent porter plainte pour "diffamation" ou "injure". Les employeurs pris pour cible peuvent sanctionner leurs salariés. Il ne faut pas accuser à la légère, surtout en public. Quand on veut dénoncer une situation de harcèlement sexuel, il ne faut pas s'y prendre de cette façon-là. Il n'y a pas de publicité à donner à l'affaire. Il y a des moyens d'action sérieux, concrets, qui ne prêtent pas le flanc à la critique ou à la plainte.
Comment s'y prendre pour dénoncer un harceleur sexuel ?
En théorie, il y a plein de moyens. On peut porter plainte auprès des policiers ou des gendarmes, on peut aller voir la médecine ou l'inspection du travail, on peut dénoncer auprès de la direction de l'entreprise, voire le comité d'entreprise qui est là pour protéger la santé des salariés... Mais tout cela s'avère souvent soit théorique parce que les gens ne sont pas formés à répondre à cela, notamment les policiers et les gendarmes qui ne maîtrisent absolument pas ce délit la plupart du temps. La réponse donnée aux femmes qui se plaignent de ça est à 95% : "Mais madame, allez devant les prud'hommes." L'inspection et la médecine du travail doivent constater quelque chose qui est souvent caché. Souvent, il n'y a pas de suites. Quant à dénoncer ces situations auprès de la direction de l'entreprise, la plupart des gens travaillent dans des PME et le harceleur est souvent le chef d'entreprise lui-même.
La meilleure façon de faire, c'est d'écrire au harceleur lui-même. Envoyer un petit mail, par exemple. A chaque fois qu'on subit un acte, un propos, un comportement pas tolérable, on l'écrit. "Ta remarque sur mon décolleté aujourd'hui, ça n'a pas sa place sur le lieu de travail", par exemple. Ça a un effet. D'abord, ça peut parfois résoudre le problème, même si c'est rare. Mais surtout, ça permet à la victime d'établir la situation. C'est un indice pour le procès futur qui va permettre de présumer la situation de harcèlement, parce que l'auteur du harcèlement va parfois répondre : "Tu le prends mal... C'est une plaisanterie grivoise..."
Il faut prendre les devants, sortir de son rôle de victime et dénoncer la situation le plus vite possible directement auprès du harceleur. C'est fondamental pour la suite, parce que souvent on se heurte à un problème de preuve. Le harcèlement, c'est souvent quelque chose de caché, de ténu, d'insidieux, qui ne se fait pas en public devant témoins et qui vise des personnes fragiles.
Cette initiative ne permet-elle pas surtout d'inciter les victimes à agir ?
Libérer la parole, c'est très bien. Le grand mérite des affaires comme celle d'Harvey Weinstein, c'est qu'elles sont des caricatures. Ces cas-là n'existent pas dans la vraie vie. On n'a pas de monstres pareils dans le monde du travail. Ce sont des cas moins extrêmes. Mais au moins elles ont un mérite : elles informent les victimes et leur permettent de prendre conscience qu'elles ont des droits, qu'elles peuvent agir.
Car il y a un gros défaut d'information des victimes, mais aussi de prise en charge par la justice. Les services de police et de gendarmerie ne sont pas formés à cela ou ils comprennent et maîtrisent assez mal ce délit. Sur le plan pénal, il faudrait faciliter l'action. La plupart du temps, ça ne débouche pas : les plaintes déposées en gendarmerie ou au commissariat sont classées sans suite. Sur le plan civil, la définition du harcèlement est claire et il y a un aménagement de la preuve qui aide la victime. Sur l'action aux prud'hommes, le Défenseur des droits n'est pas assez mis en avant. Il peut s'associer à l'action des victimes.
Ce n'est pas si compliqué d'agir, de dénoncer une situation de harcèlement sexuel. Il y a des moyens d'action. Les victimes peuvent saisir le Défenseur des droits. Il a un rôle fondamental dans la lutte contre le harcèlement au travail. Il a un pouvoir d'enquête, d'investigation, il pourra aussi vous conseiller utilement. En plus, c'est gratuit. Ce serait dommage de s'en priver. C'est un interlocuteur fiable et sérieux.
Vous pouvez saisir un avocat pour agir en justice. Et il n'y a pas que l'action au pénal, qui est compliquée, parce qu'il faut apporter la culpabilité de la personne devant le tribunal, il faut une preuve directe de la culpabilité de la personne. Devant un conseil de prud'hommes, la preuve est facilitée. On ne vous demande pas d'apporter la preuve, mais des éléments permettant de présumer un harcèlement sexuel. C'est beaucoup plus facile d'engager des poursuites. Et lorsque vous agissez pour dénoncer un harcèlement sexuel, vous ne pouvez pas être sanctionné pour ça. La victime n'a rien à perdre à agir. Et c'est libérateur.
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