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"La Vie d'Adèle" : la polémique, une aubaine pour les films ?

Violence, sexe ou religion : de nombreux films au parfum de scandale n'ont pas forcément souffert de la polémique et s'en sont même servi.

Article rédigé par Tatiana Lissitzky
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 5 min
Abdellatif Kechiche avec Léa Seydoux (G) et Adèle Exarchopoulos (D) au Festival de Cannes, le 26 mai 2013. (REGIS DUVIGNAU / REUTERS)

Sacré à Cannes par trois Palmes d'or, le film d'Abdellatif Kechiche La Vie d'Adèle est sorti mercredi 9 octobre, après des semaines de polémique autour des conditions de tournage et de rapports tendus entre les actrices et le réalisateur. Au point que ce dernier a estimé que son film était "trop sali" pour sortir en salles. Les spectateurs vont-ils bouder le film ? Pas sûr, car il n'est pas rare que les films les plus polémiques rencontrent les plus gros succès.

Les spectateurs aiment le subversif

Les films au parfum de scandale se portent bien. Preuve en est, le long métrage culte d'Oliver Stone, Tueurs nés, qui, dès sa sortie en 1994, suscite la polémique. Cette odyssée criminelle d'un jeune couple se servant des médias jusqu'à devenir des stars reçoit de vives critiques pour son ultraviolence verbale et visuelle. En France, il trouve un écho particulier lors de l'affaire Rey-Maupin. Seulement trois mois après la sortie du film aux Etats-Unis, Florence Rey et Audry Maupin provoquent une spectaculaire fusillade, tuant cinq personnes place de la Nation, à Paris. La police retrouve une affiche du film Tueurs nés au domicile du couple. Cette affaire n'empêche pas le film, qui fait plus de 500 000 entrées en France, de devenir culte. Oliver Stone reçoit en 1995 le Golden Globe du meilleur réalisateur. 

Thierry Chèze, journaliste à Studio Ciné Live, souligne pour francetv info l'attrait du public pour le sulfureux. "Les spectateurs sont toujours attirés par l'aspect un peu noir des polémiques. Il y a une curiosité mal placée. L'aspect malsain attire autant que l'aspect cinéphile."

Lorsque le film La Grande Bouffe est projeté sur la Croisette en 1973, c'est un énorme scandale. On y découvre quatre amis qui s'enferment tout un week-end à la campagne et organisent une gigantesque orgie. Le film est une critique féroce de la société du bien-être et de la consommation. Les critiques sont choqués et assassinent le film. A l'époque, Louis Chauvet, du Figaro, s'insurge : "On éprouve une répugnance physique et morale à parler de La Grande Bouffe." Mais le film rencontre un succès phénoménal et fait plus de 2,8 millions d'entrées. "Les gens étaient curieux de voir ces acteurs si célèbres que sont Philippe Noiret, Marcello Mastroianni, Michel Piccoli et Ugo Tognazzi dans un film aussi subversif", explique Thierry Chèze.

Le public aime connaître l'envers du décor

La Vie d'Adèle n'a pas le monopole du tournage compliqué, et les polémiques sur les méthodes des réalisateurs sont nombreuses. Mais pour Frédéric Sojcher, cinéaste et professeur à la Sorbonne, "la polémique permet de s'interroger sur la mythologie du cinéma. Il y a une sorte de tabou du côté des réalisateurs et des producteurs à parler des conditions des tournages, mais depuis toujours, les spectateurs sont fascinés par les coulisses. Ce qui compte, au final, c'est le film lui-même. Il existe de nombreux exemples de films dont les tournages se sont très mal passés mais qui sont devenus des chefs-d'œuvre." Le tournage épique d'Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola, est un exemple parmi d'autres. Prévu pour durer six semaines, il s'est étalé sur seize mois, entre mars 1976 et août 1977. Les plateaux de tournage subissent un ouragan, l'interprète principal, Martin Sheen, est victime d'une crise cardiaque et Marlon Brando ne connaît pas son texte avant d'arriver. 

Guillaume Soulez, professeur en études cinématographiques à Paris III et auteur de Quand le film nous parle, interrogé par francetv info, rappelle que les méthodes de Godard avaient fait scandale pendant le tournage du film A bout de souffle : "Un réalisateur qui écrivait ses scènes le matin même du tournage, cela ne s'était jamais vu. Mais ce film descendu par les critiques a rencontré un succès fou. En réalité, la polémique a été orchestrée par les amis de la nouvelle vague et a contribué à faire connaître le film et à réorienter la définition de ce mouvement vers une école artistique : tout d'un coup, un bricoleur de génie avait fait un film ébouriffant !" 

La polémique n'occulte pas le film 

Lorsque Melancholia, de Lars Von Trier, arrive dans les salles en 2011, le réalisateur est au cœur des critiques. Mais le film rencontre tout de même son public, enregistrant un peu plus de 400 000 entrées dans l'Hexagone. Pourtant, en mai 2011, Lars Von Trier provoque la polémique au festival de Cannes, en évoquant Hitler. "Je dis que je comprends l'homme. Ce n'est pas vraiment un brave type, mais (...) je compatis un peu avec lui." Il s'excuse aussitôt, mais ces propos lui valent d’être exclu du festival.

Trois mois plus tard, la presse norvégienne découvre que l'un des films favoris du tueur ultranationaliste Anders Behring Breivik est Dogville, un autre film du réalisateur danois. La scène de vengeance finale aurait inspiré le terroriste norvégien dans l'exécution des attentats d'Oslo et de l'île d'Utoya, le 22 juillet 2011, qui ont fait 77 morts et 151 blessés. 

Pour Guillaume Soulez, le succès du réalisateur s'explique par les questions qu'il soulève, et la polémique n'a pas d'incidence négative sur le film : "Le succès de Las Von Trier vient de la façon dont il renverse l'intrigue dans ses films, ce qui ne plaît pas à tout le monde car certains se sentent manipulés. Mais ses films posent la question du basculement victime/bourreau. Il force à sortir de la dichotomie bien/mal et, en cela, la polémique rejoint le sujet même du film." 

"Les films ne sont pas seulement là pour être regardés, nous nous posons des questions avec eux, poursuit le professeur. Les films sont liés à leur temps et sont représentatifs des questions que se posent les sociétés. Les pièces de Racine exposaient les luttes entre jésuites et jansénistes, de la même façon que les films La Grande Bouffe de Ferreri, Le Dernier Tango à Paris, de Bertolucci, ou même La Vie d'Adèle, de Kechiche, sont les reflets des tabous présents ou passés de nos sociétés."

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