Un homme pour jouer une femme trans ? Pourquoi le casting d'Eddie Redmayne dans "The Danish Girl" fait polémique
Le film, sorti mercredi en France, raconte l'histoire de l'artiste trans Lili Elbe dans les années 1930. Le choix d'un acteur masculin, nommé à l'Oscar du meilleur acteur pour le rôle, a relancé un débat récurrent.
Le 28 février prochain, Eddie Redmayne pourrait bien être couronné aux Oscars pour le rôle, encore rare sur les écrans, d'une femme transgenre. Dans le film The Danish Girl, en salles mercredi 20 janvier en France, il incarne Lili Elbe, une artiste danoise qui fut peut-être la première femme trans à bénéficier d'une chirurgie de réassignation sexuelle, dans les années 1930.
Mais une partie de la communauté trans, aux Etats-Unis comme en France, ne se réjouit pas vraiment de la sortie du film et pointe un problème en particulier : ils estiment que le rôle principal aurait dû revenir à une actrice trans plutôt qu'à un homme "cisgenre" (c'est-à-dire dont l'identité de genre coïncide avec le sexe qui lui a été attribué à la naissance). Le débat est réccurent, car c'est ce second choix que font la plupart des réalisateurs, au cinéma comme à la télévision. Francetv info vous explique pourquoi il fait polémique.
Parce que, pour certains, un acteur "cisgenre" ne peut pas se mettre à la place d'une femme trans
En 2013, des membres d'un site français destiné aux personnes trans, Txy, sont contactés par la production du film Une nouvelle amie, de François Ozon avec Romain Duris. Leur témoignage comme les commentaires montrent bien leurs craintes : que le film présente une vision caricaturale de la transidentité. "Nous avons eu une longue discussion avec la prod pour nous assurer qu'une scène dans un cabaret ne serait pas une énième version de la Cage aux folles", raconte une rédactrice. "Notre seul petit regret sera qu’une fois encore, ce n’est pas une personne trans qui joue le rôle du trans."
Quelles que soient les intentions de la production, beaucoup sont dubitatifs sur la capacité d'un acteur à se mettre à la place d'une femme trans. "Il devra se renseigner, s'imprégner de tout ce que signifie être trans. Et à n'en point douter, à la fin de cet apprentissage, il n'aura pas tout saisi", estime Elysabeth, jeune femme trans très critique vis-à-vis de The Danish Girl, sur Twitter. "Eddie Redmayne reste une personne 'cis', avec ses préjugés et ses convictions", là où une actrice trans aurait pu s'appuyer sur sa propre expérience, fait-elle valoir, contactée par francetv info. "En tant que femme trans, je ne pense pas que je voudrais d'un homme cisgenre pour jouer mon rôle si on fait un film de ma vie", explique l'activiste britannique Paris Lees au magazine Out (en anglais).
Une critique manifestement anticipée par l'équipe de The Danish Girl. Lors de la promotion du film, Eddie Redmayne a longuement mis en avant son travail en amont du rôle. "J'ai parlé avec plusieurs transsexuelles de différentes générations. J'ai mis à profit leurs expériences, pour mieux comprendre les épreuves que Lili avait traversées", explique-t-il par exemple au JDD. Au magazine LGBT Out, toujours, le comédien détaille cette "éducation" et notamment sa rencontre avec Paris Lees, manifestement conquise. "Si quelqu'un peut rendre justice à cette histoire, c'est Eddie", reconnaît-elle.
"Mon point de vue est que les acteurs devraient être capables de tout jouer", tranche Eddie Redmayne. Et de justifier : "Mon dernier rôle était un cinquantenaire atteint d'une maladie neuro-dégénérative". C'est aussi l'avis de Karine Espineira, universitaire spécialiste de la représentation de la transidentité : "Avec ces histoires de représentation, on en oublie que ce sont des acteurs qui sont là pour jouer des personnages. S'ils font bien leur travail, il n'y a pas de problème." Elle-même trans, elle estime que le plus important est que des personnes trans soient présentes sur le plateau et participent a l'écriture, garantie que le film ne s'éloigne pas trop de la réalité.
Parce que la transidentité n'est pas un déguisement
L'auteure Sophie Labelle résume très bien cette réserve dans une planche de bande dessinée : "Demander à un homme portant une robe de jouer une femme trans perpétue l'idée que... les femmes trans sont des hommes portant des robes", explique-t-elle. Les personnes trans, habituées à ce que leur identité de genre soit remise en cause, se méfient des conclusions que tireront les spectateurs peu informés d'un film comme The Danish Girl.
Devant ces acteurs cis, Elysabeth a "l'impression de voir des hommes qui veulent se transformer en femme. Je ne veux pas me transformer en femme, je suis une femme. Mais c'est l'image qu'en ont les spectateurs cis, et cela va les conforter dans cette idée", qui influence la façon dont les personnes trans sont perçus dans leur vie quotidienne.
D'autant que la plupart de ces films, à l'image de The Danish Girl, racontent la transition des personnes trans, le cheminement vers une apparence physique en adéquation avec leur identité de genre. Eddie Redmayne n'a pas échappé à cet écueil, expliquant notamment à E! Online avoir "mis des robes, des perruques et du maquillage" pour se préparer au rôle de Lili Elbe et "essayer de découvrir qui elle était". Trop réducteur, estime Elysabeth : "Ce ne sont pas ces transformations éventuelles, qu'elles soient physiques, vestimentaires, médicales, qui font l'identité d'une personne trans. Elles permettent simplement d'accorder la réalité avec nous-mêmes." Une confusion qui aurait pu être en partie évitée, estime-t-elle, si le rôle avait été tenu par une femme : d'ailleurs, Nicole Kidman a un temps été associée au projet.
Parce que les actrices trans manquent déjà de visibilité
"Actuellement, dans l'industrie du cinéma, il y a un problème : il y a un énorme réservoir d'acteurs trans talentueux, qui n'ont qu'un accès limité aux rôles" : ce ne sont pas des activistes trans qui le disent, c'est Tom Hooper, le réalisateur de The Danish Girl, dans une interview au Guardian (en anglais). Pour autant, ce dernier a préféré offrir ce rôle au très en vogue Eddie Redmayne, récompensé d'un Oscar du meilleur acteur pour son rôle dans Une merveilleuse histoire du temps en 2015.
"C'est vraiment une occasion manquée", estime Karine Espineira, interrogée par francetv info. Un rôle de cette ampleur aurait pu être "un vrai tremplin vers plus de visibilité" pour des actrices trans. Pour Elysabeth, des choix comme ceux-ci contribuent à rendre les personnes trans invisibles. "Au moment où il serait le plus légitime de montrer ces minorités, de leur donner de l'importance, quand on raconte leur propre histoire, on les y efface", regrette-t-elle.
Eddie Redmayne a tout à gagner : avec ce rôle, l'acteur britannique va bénéficier d'une image de défenseur de la cause trans, estime Elysabeth, quand de nombreux militants n'ont pas sa notoriété. C'est aussi un rôle idéal pour séduire les Oscars, friands de ces performances d'acteurs qui se rendent méconnaissables et de sujets de société comme la question trans, au cœur de l'actualité aux Etats-Unis. "Si vous programmiez un ordinateur pour créer le film à Oscar parfait en 2015, il ressemblerait sans doute à The Danish Girl", ironise la critique de Vanity Fair.
Interrogée par Cosmopolitan, l'actrice trans Trace Lysette est dubitative : "Si vous racontez nos histoires, et que cela vous permet de gagner de l'argent et des prix, la moindre des choses et de nous y associer, devant comme derrière la caméra." Aux Etats-Unis, des médias ont dressé des listes d'actrices qui auraient pu remplacer Eddie Redmayne. Mais leurs noms ne vous seront sans doute pas familiers. Dans Cosmopolitan, l'actrice trans Alexandra Billings se veut lucide : "Est-ce que je connais des acteurs trans qui pourraient jouer ce rôle ? Oui. Mais est que je connais des acteurs trans assez célèbres pour faire financer un film de cette ampleur ? Non, et vous non plus."
Et le combat pour la visibilité des personnes trans ne se limite pas aux films qui racontent leurs histoires. "La chose que je souhaite le plus aux acteurs trans, conclut Karine Espineira, c'est de pouvoir jouer d'autres rôles que des personnes trans."
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