Pourquoi le surréaliste Max Ernst est-il sous-estimé ?
Une rétrospective copieuse, à la Fondation Beyeler de Bâle, prouve que le peintre allemand est l'un des artistes majeurs du XXe siècle.
Seriez-vous capable de citer le titre d'une œuvre de Max Ernst ? Non ? Il n'y a pas de quoi rougir. Malgré un parcours particulièrement riche, cet artiste, né en 1891 près de Cologne (Allemange) et mort la veille de ses 85 ans, reste méconnu du grand public. On oublie qu'il créa à Cologne un satellite allemand du mouvement Dada, en 1919 (avec Hans Arp et Johannes Theodor Baargeld). Bien qu'il ait ensuite été l'un des pionniers du mouvement surréaliste, il reste infiniment moins populaire que Magritte ou Dali. Et bien peu d'amateurs d'art savent qu'il est à l'origine de la technique du dripping, consistant à faire gicler de la peinture sur la toile, et qu'il a influencé directement l'Américain Jackson Pollock.
La Fondation Beyeler, à Bâle (Suisse), présente une grande rétrospective Max Ernst du 26 mai au 8 septembre. Les près de 160 œuvres exposées permettent de reconsidérer le travail de ce touche-à-tout génial, qui fut à la fois dessinateur, sculpteur, poète, acteur, scénariste et, évidemment, peintre.
Une poignée de toiles célèbres… qui cachent la forêt
Ce sont presque toujours les trois ou quatre même tableaux d'Ernst qui sont reproduits. Ils datent de sa période surréaliste la plus prolifique, de la fin des années 20 jusqu'aux années 30. Pour l'anecdote : Max Ernst a été officiellement renvoyé du groupe surréaliste par André Breton en 1954, lorsqu'il accepte de recevoir le Grand Prix de peinture à la 27e Biennale de Venise (pour Breton, toute récompense institutionnelle devait être refusée).
Cette toile, peinte en 1926, est doublement provocatrice. D'abord, ce pied-de-nez à l'histoire de l'art détourne une des images qui a le plus inspiré les artistes occidentaux, la Madone à l'enfant. Ensuite, la toile est sacrilège (à la suite de son exposition, Ernst sera d'ailleurs officiellement excommunié par l'Eglise catholique). La Vierge, dépeinte en mauvaise mère, fesse violemment Jésus dont l'auréole, comme un vulgaire couvre-chef, est tombée au sol. Remarquez d'ailleurs que l'auréole encercle la signature de l'artiste, qui se voit ainsi "sanctifié", comble de l'ironie.
Dans l'encadrement d'une sorte de fenêtre, trois témoins : les pionniers du surréalisme Paul Eluard (à gauche), André Breton (à droite) et Max Ernst lui-même, dont on devine au fond le regard bleu. Trois drôles de rois mages qui viennent signer cet attentat contre le bon goût et les institutions religieuses.
L'autre œuvre connue de l'artiste est un tableau prémonitoire que l'on retrouve dans certains manuels scolaires d'histoire.
Son titre, L'Ange du foyer, est aux antipodes de ce qui est représenté : un démon qui danse sur une plaine lointaine. Ce tableau est l'un des rares à propos duquel Ernst a fourni quelques explications : selon lui, ce monstre personnifie la guerre civile en Espagne (la toile a d'ailleurs été peinte la même année que le célèbre Guernica, de Picasso). Mais l'œuvre semble aussi annoncer la barbarie de la seconde guerre mondiale. L'un des commissaires de l'exposition, Werner Spies, remarque d'ailleurs que la forme de la créature évoque une croix gammée.
Des œuvres toujours énigmatiques
Mais la plupart des œuvres de Max Ernst résistent à l'analyse. Tentez de décrypter celle-ci, par exemple :
Cette peinture a été réalisée en 1923. A l'époque, Ernst, qui a quitté sa première femme et son fils - il se mariera quatre fois -, est en ménage à trois avec Paul Eluard et sa compagne Gala (avant qu'elle ne le quitte pour Dali). Cette fresque, qui fait partie d'un ensemble plus large recouvrant des portes et des murs de la maison du couple à Eaubonne, en région parisienne, a été reportée sur toile. Impossible de comprendre ce que l'artiste veut nous dire, précisément parce qu'il souhaite que son art garde son mystère et reste "inacceptable pour les spécialistes de l'art, de la culture, du comportement, de la logique, de la morale".
Chaque spectateur peut donc se raconter sa propre histoire. De notre côté, on note que le fil blanc, à gauche, semble prendre la forme d'un "M", l'initiale de Max, et est relié à des doigts croisés, allongés, qui ressemblent à des jambes. Une allusion érotique ?
Cette autre toile reste également indéchiffrable :
Tout au plus peut-on remarquer qu'elle reprend le découpage en rectangles des tableaux de Mondrian... dont Ernst détestait les œuvres ! Le titre, "Peinture pour les jeunes", est donc sans doute un peu moqueur envers cette nouvelle génération d'artistes qui se lance dans l'art abstrait. Ernst, pour sa part, a toujours tenu à représenter quelque chose. Et même lorsque l'image reste floue, le titre donne une signification, même poétique, à ce qui est montré.
Un style inclassable
L'artiste est également moins populaire que ses collègues du mouvement surréaliste car il n'a jamais arrêté de changer de style. "Un peintre est perdu quand il se trouve", explique cet expérimentateur qui cherchait constamment à se réinventer.
Ce sont des collages comme celui-ci qui ont commencé à le faire connaître :
Ernst y superpose des reproductions de gravures découpées très minutieusement, au scalpel, dans des ouvrages très divers (journaux scientifiques, ouvrages d'art, livres érotiques...). Le résultat de ses travaux sera la publication d'un roman-collage fabuleux, La Femme 100 têtes, en 1929, dont on retrouve plusieurs illustrations sur le site de la Bibliothèque nationale des Pays-Bas.
Mais ce n'est évidemment pas la seule technique développée par Ernst. On a déjà parlé de ses oscillations, assimilables au dripping américain : l'artiste attachait une boîte de conserve trouée, remplie de peinture, et l'agitait au-dessus de la toile. Il réalisait aussi des "frottages" : il appliquait une feuille de papier sur de la matière (une planche de bois, par exemple) et la frottait avec de la mine de plomb, révélant les reliefs du support. Dans cette peinture très sensuelle, il utilise encore une autre astuce :
Regardez bien le jeu des couleurs sur le tableau suspendu au mur, derrière "L'épousée", qui crée une belle mise en abyme avec la scène principale. L'artiste a utilisé un procédé de décalcomanie : il applique de la peinture sur une feuille et la colle sur sa toile, puis la retire. Les nervures laissées par la matière peinte sur le tableau ressemblent à celles des végétaux ou prennent l'aspect de rochers. Les techniques développées par Ernst (à commencer par le collage) inspireront nombre d'artistes tout au long du XXe siècle.
Il y a une dernière raison pour laquelle le peintre est aujourd'hui sous-estimé : il ne cherchait pas la gloire. Peu après avoir reçu son prestigieux prix, à Venise, il s'est installé loin des mondanités parisiennes, dans la maison "Le pin perdu", au cœur du petit hameau de Huismes, en Touraine, pour pouvoir créer dans le calme. Ce fut l'une des dernières résidences de cet infatigable chercheur d'art.
Informations pratiques :
Max Ernst
Fondation Beyeler
Baselstrasse 101
CH-4125 Riehen/Bâle
Du 26 mai au 8 septembre
Tous les jours de 10 h à 18 h (sf. mer. 10 h - 20 h)
6 / 25 francs suisses (soit 5 / 20 euros)
Note : le moyen le plus simple pour rejoindre le musée est de prendre le tram n°2 à la gare centrale de Bâle SBB (direction "Badischer Bahnhof") jusqu’à l’arrêt "Badischer Bahnhof", puis le tram n°6 (direction "Riehen Grenze") jusqu’à l’arrêt "Fondation Beyeler".
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.