ENQUETE FRANCETV INFO. Violences en cuisine : Yannick Alléno, trois étoiles au Michelin, accusé de coups et harcèlement
Pour obtenir les trois étoiles au guide Michelin en seulement sept mois, Yannick Alléno a fait trembler les cuisines du Pavillon Ledoyen. Des employés du restaurant parisien témoignent pour la première fois.
Antoine* est assis dans un troquet du 16e arrondissement de Paris, non loin du Pavillon Ledoyen, où il travaille en tant que serveur. Il commande un café "avec du lait froid à côté". "Une noisette donc ?", demande le serveur. Fermement, Antoine reprécise sa requête. "C'est bête, mais ce n'est pas la même chose, explique le jeune homme, une fois le garçon parti. Notre métier, c'est de la rigueur. C'est pour ça que je l'aime. Mais ce qu'il se passe chez Ledoyen va beaucoup trop loin."
Le jeune homme se frotte le visage. Conscient de l'omerta qui règne dans le milieu des restaurants gastronomiques, Antoine est anxieux à l'idée de vider son sac. "Depuis qu'Alléno a obtenu trois étoiles, il passe partout à la télévision. Moi, ça me dégoûte complètement. Je veux que les gens apprennent que derrière tout ça, les salariés vivent un cauchemar", explique l'employé, en pointant le doigt vers le Pavillon Ledoyen.
"Ils les ont tous fait craquer pour les mettre à la porte"
Devant la somptueuse bâtisse des jardins des Champs-Elysées, les voituriers s'activent pour aller garer les luxueuses berlines des clients. Le Pavillon Ledoyen fait salle pleine, comme souvent depuis que Yannick Alléno a décroché les trois étoiles du guide Michelin. Avec son second, Sébastien Lefort, le chef a repris le Pavillon Ledoyen en juillet dernier. Il a aussi été sacré cuisinier de l'année par le Gault et Millau. Un grand chelem, maintes fois salué par les critiques.
Mais à en croire certains employés de la maison parisienne, l'exploit ne s'est pas fait en douceur. "Ça a été l'hécatombe. Dans les cuisines, il ne reste pratiquement plus personne de l'ancienne équipe, raconte Antoine, qui a été témoin du changement de direction. Ils les ont tous fait craquer pour les mettre à la porte." Guillaume* et Steve* en ont fait les frais. Les deux cuisiniers poursuivent Yannick Alléno aux prud'hommes pour licenciement abusif. Ils accusent le chef et son second de coups et de harcèlement.
"Alléno lui a mis un coup de genou dans la cuisse"
Les faits incriminés remonteraient au mois de juillet 2014, une semaine après l'arrivée du nouveau chef. Il est 21h30. La brigade est en ébullition pour envoyer les plats des 40 couverts réunis dans la très chic salle à manger. Dans les cuisines, c'est la panique. Un bout de viande mal sélectionné interrompt la chaîne de réalisation des plats. Guillaume, qui s'occupait du poisson, est appelé pour aider ses collègues.
Les choses tournent au vinaigre. Selon plusieurs témoins, Yannick Alléno s'en serait pris physiquement au jeune homme. "Il l'a attrapé au niveau de l'épaule et lui a mis un coup de genou dans la cuisse", décrit Camille*, une commis qui a assisté à la scène.
Immédiatement convoqué dans le bureau du maestro, Guillaume affirme avoir été sommé de poser sa démission. Il refuse et se met en arrêt de travail. Son médecin constate une "tuméfaction à la jambe", dans une attestation que francetv info a pu consulter. D'après cet autre document de la médecine du travail, Guillaume "présente un syndrome anxieux aggravé à l'évocation de son poste et de ses conditions de travail".
Contacté par francetv info, Yannick Alléno assure qu'il n'a "jamais porté atteinte physiquement" au cuisinier. "On était dans un climat social compliqué au mois de juillet, explique l'étoilé. Mais je suis strict au niveau légal et je suis très attentif au bien-être de mes employés."
Une séance de nettoyage sous tension
Yannick Alléno et son second veulent faire le grand ménage dans les cuisines vieillissantes de l'établissement. Les deux toques ordonnent à tous les cuisiniers de récurer les locaux. "Ils les faisaient tout frotter à l'acide, raconte un serveur de l'établissement. Ils passaient le plus clair de leur temps à nettoyer." Guillaume, qui s'était déjà blessé à la main avec un four, voit sa plaie s'infecter à cause du détergent. Il se plaint auprès du chef.
"Yannick Alléno m'a répondu : 'Tu vas perdre ta main, elle va dauber. Tu vas avoir un moignon, comme ça, tu pourras faire Top Chef'", raconte Guillaume, contacté par francetv info. Une allusion scabreuse à Grégory Cuilleron, un candidat handicapé de la première édition de l'émission de M6. "Je n'ai jamais prononcé ces mots, réplique Yannick Alléno. Quand on nettoie les cuisines, on a des gants. Les choses sont carrées à la maison."
Camille* assure du contraire. "L'acide rongeait tellement les gants qu'on a vite fini les stocks. Le chef ne voulait plus en acheter d'autres, raconte la commis. J'ai fini avec les chairs à vif, au niveau des articulations et entre les doigts".
Dans ces conditions, la cuisinière tient deux mois, avant de "craquer". "C'était infernal, confie-t-elle. Je commençais à 8 heures pour finir à 1 heure du matin. On n'avait pas le droit de manger, ni d'aller fumer."
"Il nous demandait de péter la gueule aux gars"
Selon elle, ses semaines de travail avoisinaient la centaine d'heures. Officiellement, elles n'en faisaient que 39, avec quelques heures supplémentaires. "La restauration est un milieu où on ne compte pas ses heures, mais là, c'était vraiment trop, s'insurge la jeune femme. En rentrant la nuit, je pleurais dans ma douche. C'était le seul moyen pour évacuer la pression." Elle finit par rendre son tablier, après une altercation avec un sous-chef.
Pour Camille, pas de doute, le but était de la pousser à bout. "Alléno voulait mettre à la porte tous les anciens pour embaucher sa propre équipe. Steve*, un autre commis, m'a confié qu'il avait eu pour consigne de me faire craquer", explique la cuisinière. Interrogé par francetv info, l'intéressé confirme : "Ils m'ont demandé de pousser plusieurs cuisiniers à bout."
"Yannick Alléno m'a dit : 'elle est nulle, fais la dégager' !", raconte Steve. Le commis refuse. "Ce sont des collègues avec qui j'ai travaillé pendant plusieurs mois. C'était hors de question que je fasse ça", s'indigne le cuisinier, qui a été employé par l'ancien chef du Pavillon, Christian Le Squer. De son côté, Yannick Alléno nie ces accusations en bloc.
"J'ai déjà été ferme, mais je n'ai jamais touché personne", assure le second d'Alléno
Steve a aussi fini par claquer la porte du Pavillon à la rentrée de septembre, après une altercation avec Sébastien Lefort. En plein coup de feu, il rate un assaisonnement et s'attire les foudres du second de cuisine. "Il a pété les plombs et m'a mis un chassé [un coup de pied] dans la cuisse", affirme Steve. Selon le commis, Sébastien Lefort aurait ensuite attrapé une casserole de sauce pour la lui jeter dessus. "J'ai reçu des éclaboussures au visage qui m'ont brûlé."
Le lendemain, le commis dépose une main courante et poursuit le restaurant aux prud'hommes. La médecine du travail reconnaît ses blessures. "J'avais déjà travaillé avec Sébastien Lefort, dans un autre étoilé, indique Steve. En me frappant devant les autres cuisiniers, il voulait montrer l'exemple."
Interrogé par francetv info, Sébastien Lefort nie avoir frappé le commis. "Je fais ce métier depuis 22 ans. J'ai déjà été ferme, mais je n'ai jamais touché personne", se défend le sous-chef. Il reconnaît qu'il s'est bien passé quelque chose ce jour-là. "J'étais au passe-plat et le cuisinier a envoyé des girolles non cuites et non salées. Il est vrai que j'ai dit des mots que je n'aurais pas dû dire. Je lui ai dit : 'tu fais de la merde' devant tout le monde." Sébastien Lefort assure qu'il a reçu un avertissement écrit de la direction pour s'être emporté.
"On l'appelle 'dieu' ou 'papa'"
Rares sont les employés du Pavillon qui, comme Guillaume, ont osé saisir la justice. "Peur de ne jamais retrouver de travail", d'être "blacklisté" : les mots se répètent. "Le chef a le bras très long. Si je l'ouvre sur Alléno, je suis mort", confie un des nombreux cuisiniers du restaurant que francetv info a contactés.
En une dizaine d'années, Yannick Alléno s'est imposé dans la corporation des grandes toques françaises. Talentueux et charismatique, ce fils de bistrotiers de la banlieue parisienne est admiré pour sa créativité et son omniprésence en cuisine. Posté au piano ou au passe-plat, le maestro de la gastronomie scrute chacune des assiettes. Dans la bouche des employés du Pavillon, Yannick Alléno rime avec "dieu" ou "papa".
S'ils n'osent pas se dresser contre la direction, beaucoup d'employés alertent la section CGT de la maison. Secrètement. Le syndicat lance les hostilités à la rentrée. Dans un tract daté du 26 septembre 2014 et distribué devant l'établissement, le syndicat dénonce "les pressions", "les agressions physiques" et "les conditions de travail dignes du XIXe siècle", que connaissent les employés.
"J'ai fait une croix sur ma carrière de trois étoiles"
Immédiatement alertée par le syndicat, l'Inspection du travail se saisit du dossier Ledoyen. L'administration impose qu'un planning strict soit mis en place pour tous les salariés. Mais dans les faits, les horaires ne seraient toujours pas respectés, indiquent plusieurs employés.
"Tous les jours, mon chef m'appelle pour signer ma fiche à l'heure où je suis censé partir, puis je retourne à mon poste pour encore trois heures, explique Cédric*, un employé de l'établissement depuis plusieurs années. Et ce, pour le service du matin, comme celui du soir."
Même comptabilisées, les heures supplémentaires ne seraient pas toujours payées. Antoine a montré ses fiches de paye à francetv info. Au compteur : 227 heures supplémentaires à la fin de l'année 2014. "Trois fois moins que celles que j'ai réellement faites, mais c'est déjà ça", juge le serveur. Problème : en janvier, le décompte retombe à 17 heures. "Ces heures ne m'ont jamais été payées, assure Antoine. Je ne sais pas ce qu'elles sont devenues." Contacté par francetv info, l'inspecteur du travail en charge du dossier n'a pas souhaité s'exprimer.
Florence Cane, l'associée de Yannick Alléno, assure de son côté que toutes les règles sont respectées au Pavillon Ledoyen. "Il y a peut-être des journées où l'on fait un peu plus d'heures que prévu, mais elles sont immédiatement reportées et récupérées, assure la présidente du Carré des Champs-Elysées, la société qui gère l'établissement. On veille à ce que nos collaborateurs soient dans les clous. Au lieu d'appeler un journaliste, ce monsieur devrait venir me voir directement."
Antoine préfère garder l'anonymat. "Je veux conserver mon poste", explique le jeune homme, très troublé. La restauration, c'est sa "passion", sa "vie", et les trois étoiles "c'est la plus haute marche du podium". Malgré son "amour du boulot", Guillaume a décidé de "ne plus se laisser faire" en allant aux prud'hommes. "Je sais qu'en poursuivant Yannick Alléno, c'est fini pour moi. C'est un choix. Clairement, j'ai fait une croix sur ma carrière de trois étoiles."
* Les prénoms ont été modifiés pour protéger l'anonymat des personnes.
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