: Grand entretien L'exposition des archives Bérurier Noir à la BnF "parle d'une jeunesse perdue qui s’est fabriqué un monde", selon MastO et Fanxoa
Deux ans et demi après son entrée au département musique de la Bibliothèque nationale de France, le fonds d'archives Bérurier Noir confié à l'institution par deux membres du groupe, Fanxoa (chanteur, auteur, compositeur, graphiste) et mastO (saxophoniste, photographe), est enfin consultable. Pour fêter ce premier don du mouvement punk français des années 1980 à entrer dans une institution publique, une exposition a ouvert ses portes mardi 27 février à la BnF.
Une exposition courte mais riche, de dessins, affiches, photos, objets, documents et vidéos, qui en dit autant sur le groupe, son évolution et les valeurs qu'il véhiculait, que sur le mouvement punk alternatif français des années 1980, dont ils étaient la formation phare. Les archives débutant dès 1977 et courant jusqu'en 2000, l'exposition couvre les prémices de Bérurier Noir et les groupes qui l'ont précédé (Lucrate Milk, Béruriers) ainsi que ceux qui lui ont succédé (Molodoï, Anges déchus). Elle éclaire aussi ce faisant les trajectoires individuelles de mastO et Fanxoa, avec qui nous avons parcouru lundi 26 février cette installation qu'ils découvraient quasi en même temps que nous.
Que pensez-vous de cette exposition ? Vous attendiez-vous à ça ?
MastO : Je suis très content. Je m’attendais à quelque chose de plus clinique. Ce n’est pas un gros bordel mais c’est touffu. Surtout, cette expo nous ressemble. Elle ne s'arrête pas à une image des Bérus, un peu glorieuse, genre le groupe phare du mouvement alternatif, avec laquelle je me serais senti mal à l’aise. C'est très réaliste par rapport à ce qu'on est, avec nos contradictions, nos fragilités, des trucs merdiques, et j'apprécie ce côté-là.
Fanxoa : Moi, j’aime le fait qu'elle présente des esthétiques fortes. Elles peuvent être dérangeantes, elles bousculent un peu les normes, mais je trouve qu'Émilie Kaftan (co-commissaire de l’exposition et chargée de collections au département de la musique de la BnF) a fait un très beau choix. Parce que les images sont aussi le reflet de l'époque actuelle. Il y a cette résonance un peu bizarre, de quelque chose de très noir, qui plane sur nos têtes aussi aujourd'hui. Et pourtant, la première chose qui a surgi dans ma tête, c'est "violence et tendresse d'une époque". Parce que c'est ça aussi, notre époque : il y a un côté hyper anxiogène, hyper violent dans tout ce qui se passe. Et en même temps, il y a quand même de la tendresse. Et nous, dans ce qu'on a pu développer, et que je reçois dans l'exposition, c'est aussi pas mal de tendresse.
Cette exposition donne surtout à voir. Mais ce n’est qu’une petite partie du fonds d'archives que vous avez confié à la BnF. Est-ce que le fonds n’est pas davantage à étudier, analyser, disséquer, car il y a beaucoup de documents ?
Fanxoa : Le fonds est plus dédié à la recherche approfondie sur un certain nombre de valeurs. Mais on n’est pas maîtres de ça. On ne sait pas, dans 50 ans, quel sera l'intérêt de telle ou telle recherche pour telle ou telle pièce. D’autant que ces pièces vont peut-être raconter des choses qu’on ne soupçonne même pas. C'est tout le mystère et tout le bonheur de la recherche. Les archives sont là et des récits vont se construire ou se déconstruire à partir de ce qu'on a fait. D’ailleurs, on peut même déconstruire Berurier Noir, on n'est pas un objet culte.
MastO : L’expo donne une idée, mais je pense que le fonds est quelque chose qui s'étudie parce que pour moi, ça parle de beaucoup d'autres choses que du mouvement alternatif. Ça parle de la fragilité de la jeunesse d'une époque. On était largués dans un monde sans avenir, sans idées, complètement vide. Et puis, on s'est rencontrés, reconnus, je ne sais pas comment, et on a fait quelque chose. Il y avait une volonté de rassembler, d'unir, mais dans les premières motivations, il y avait surtout l’envie de crier et le besoin de survivre.
Ça transparaît si on étudie un peu les documents : comment une jeunesse perdue fabrique un monde et se marginalise de plus en plus consciemment et volontairement avec énormément de maladresse. On a fait tout ça de façon spontanée, mais les valeurs qu'on défendait sont chouettes et quarante ans après, on ne les renie pas.
mastOà franceinfo Culture
Pourtant, si on compare l'état du monde des années 1980 à celui d’aujourd'hui, est-ce que le présent n’est pas encore plus inquiétant ?
Fanxoa : Il y a tellement d'urgences. C'est ça qui est un peu terrifiant. Du coup, on est noyés. Et je pense que tous les gouvernements sont noyés. En fait, il n'y a plus de maîtrise. Mais il faut se souvenir que dans les années 1980, en Europe, ça n’allait pas du tout, avec l'histoire des Pershings américains. L'Europe était alors une sorte de terrain de jeu nucléaire. Cette Troisième Guerre mondiale n'a pas eu lieu dans les années 1980, mais on voit bien que resurgit une menace nucléaire beaucoup plus mondialisée aujourd’hui. Elle peut venir maintenant de partout, de Russie, de Corée du Nord, de Chine, d’Iran, d’Israël. La tension géopolitique s'est aggravée. Et là, on est dans une période de transition où on sent bien que les bouleversements géopolitiques vont peser sur les années à venir, voire sur les siècles à venir.
Avec les Titis, vos deux danseuses et choristes, quelle était la place des femmes dans les Bérus ?
Fanxoa : On ne parlait pas de féminisme à l’époque. Mais on était, je crois, les seuls à avoir des Titis qui se sont imposées à nous, elles ont pris le pouvoir. Elles ont trouvé un numéro de téléphone chez ma mère, elles m’ont appelé et m’ont demandé si elles pouvaient venir faire leurs danses au concert de Tours. Elles sont venues, elles ont fait ce qu’elles voulaient faire et elles sont restées. On a eu des Titis merveilleuses.
MastO : C’était une folie sur scène, elles avaient une présence de dingue !
Fanxoa : Elles ont beaucoup apporté au groupe. Elles ont fait de la performance tous les soirs, et elles ont toujours su se gérer elles-mêmes, en restant d’humeur égale. Déjà, Lucrate Milk était emmené par une chanteuse, Nina Childress, avec une démarche artistique forte. C’était le truc unique qu’on avait sur la scène alternative.
Si on regarde bien, aux premiers rangs de nos concerts, il y avait pas mal de filles. Des filles qui en imposaient parce qu’elles évoluaient dans des milieux un peu rudes avec des garçons parfois lourdingues.
Fanxoaà franceinfo Culture
Même avant l’arrivée des Titis, vous évoquiez le viol dans la chanson "Hélène et le sang" (sur l’album "Concerto pour détraqués", 1985), une des rares chansons à ce sujet écrite par des hommes.
Fanxoa : "Hélène et le sang", c’était en référence à une fille qu’on connaissait qui s’était fait violer, on n’avait pas le détail mais on savait qu’il y avait une affaire vraiment grave. L’idée, c’était de dire "protégeons nos filles, mais avant tout, éduquons nos fils." Ça passe par une éducation des fils moins viriliste, on sait quand même que 85% des actes violents sont commis par des hommes. Parce qu’il y a cette idée de faire le fier à bras, d’être costaud, d’être méchant. On a côtoyé beaucoup de gens comme ça, mais on a connu aussi dans notre raya des gens doux qui étaient complètement a-genrés.
Une partie de l’exposition est dédiée à la scène. C’était une telle fièvre en concert, des vidéos en témoignent. Vous donniez tout. Vous deviez être lessivés à la fin ?
MastO : Oui, après, on était lessivés. Peut-être qu’on faisait trop d’efforts par rapport au résultat. On aurait pu s’économiser davantage, prévoir des plages de repos quand on était moins dans la lumière sur scène, mais on n'a jamais fait ça.
Pendant le concert, on était sur un fil. On était au maximum de ce qu'on peut donner, juste avant de tomber dans les pommes. On habitait sur ce degré d'énergie qui fait qu'on n'est pas très conscients.
mastOà franceinfo Culture
Alliez-vous jusqu'à vous mettre en danger sur scène ?
MastO : Certains, oui. Laul s'est mis beaucoup en danger. Dans ses déambulations scéniques, il faisait des trucs incroyables, vraiment complètement fous.
Fanxoa : Il grimpait aux rideaux, tu le retrouvais à quatre mètres au-dessus du sol. Tu traversais les rondes d'éclairage et tu le voyais redescendre et tu te disais...
MastO : …Tu te disais comment il va redescendre ? En fait, il s’accrochait au rideau, puis le rideau se déchirait, ça faisait crrrrrrr crrrrrrrr... Arrivé en bas, il marchait comme ça vers les gens (il imite un culbuto), et boum, il y avait la scène, il se fracassait sur les gens.
Marsu, votre manager, a-t-il contribué à ce fonds d'archives ?
MastO : Non, mais je rêve qu’il donne un objet qui n’existera plus jamais : son carnet d'adresses ! C'est une espèce de truc gonflé, je ne sais pas, une moisissure, tu vois. Un champignon, avec des sortes d’excroissances (il mime entre ses mains une chose multiforme, insaisissable). Il est dingue et merveilleux ce carnet, couvert d’écriture. Avec le tout numérique, maintenant, c'est fini. C'est le dernier carnet du monde, et le plus beau.
Fanxoa : C’est un super objet. C'est un objet d’étude pour un chercheur, un codicologue. Il faut que des gens qui font de la génétique des textes regardent tout ça et comment ça évolue. On peut avoir une étude textuelle de Bérurier Noir, mais aussi une étude visuelle, avec tout ce qu'il y a comme support photographique, dessins, collages, masques. Mais aussi une étude au niveau du son, parce que le son de la guitare de Loran est très particulier, avec un gimmick qu'il est un peu le seul à maîtriser.
Il semble que Loran (guitariste et compositeur) n’était pas pour ce don à la BnF ?
Fanxoa : Loran y était même très opposé. Parce que la BnF est une institution étatique. Il est resté bloqué là-dessus. Avec mastO, on a une approche différente dans le sens où il y a une restitution aussi au service public. Public dans le sens de réappropriation par le peuple.
MastO : Pour nous, se battre contre l'État, c'est aussi défendre le service public. L'école avant tout, l'hôpital, les bibliothèques. C'est très important. Voilà, il ne faut pas mélanger.
Fanxoa : On n’avait pas beaucoup le choix. On ne voulait pas d’une vente aux enchères, d’une marchandisation qui aurait en plus tout dispersé. Loran, lui, il était pour tout brûler.
MastO : Une autre question était importante pour moi concernant mes enfants. J’ai envie de leur transmettre des choses, mais en aucun cas, je ne voulais leur transmettre une charge, qu’ils se retrouvent avec tous ces cartons sur les bras. C’est une charge mentale énorme.
On voit dans l’expo que mastO était photographe en plus d’être saxophoniste et que Fanxoa était le graphiste attitré du groupe, en plus d’être auteur, chanteur et compositeur. Si les Bérurier Noir n’avaient pas existé, auriez-vous pu être plasticien ou réalisateur ?
Fanxoa: Oui, mais on aurait pu aussi être éboueur, infirmier. Je pense que nos voies n'étaient pas du tout tracées. En fait, c'est une quête de tous les possibles. Il y a des moments où vous prenez le bon tournant au bon moment.
La notion de place dans le monde, d’être à sa place et de se sentir à sa place, est super importante. Par exemple, le métier d’éboueur, moi, j'aurais eu beaucoup d'affinité avec cette place sociale. Je m’y serais épanoui.
mastOà franceinfo Culture
MastO : La musique, ça a été une sorte d'identité, quelque chose qui nous a fédérés, unis, qui a permis de nous reconnaître. Mais c’était aussi très accessible dans la mesure où la seule chose qui comptait, c'était l'énergie qu'on y mettait. On n'avait pas besoin d'avoir des compétences ou de la technique.
Fanxoa : C'est tout un ensemble. La musique, l'image, les lectures : tout nous importait, en fait.
MastO : C'est notre point commun, quand même, la lecture. Ce n'était pas le cas de tous les keupons.
Fanxoa : Oui, l'évasion par la lecture et puis y chercher des clés de compréhension du monde.
En donnant ce fonds d'archives, y-a-t-il l'espoir que cela puisse inspirer ?
Fanxoa : Nous, on est vraiment le reflet d'une époque qui était en décadence. Donc, je pense que de toute façon, une expo, c'est toujours utile, on en retire forcément quelque chose. Concernant le fonds, c’est une transmission qu’on ne maîtrise pas, mais c’est important.
MastO : J'avais une vision lointaine, en pensant à la BnF, sur 200 ans, 300 ans, des gens qui pourraient faire le portrait d'une époque. Dans ce que j'ai pu donner au fonds, qui ne figure pas du tout dans l'expo, il y a les 12 années d'ateliers de composition musicale que j'ai fait dans les prisons. Ça, ça m'importe vraiment beaucoup, parce que je pense que la prison, c'est un bon miroir d'une société. J’ai plus de mal à voir l'importance de ce qu’on a fait avec Bérurier Noir. Je me dis, on était des petites bandes de Blancs, voilà, on s'en fout, quoi.
Comment faire pour éveiller la jeunesse en souffrance ?
MastO : Il faut se battre contre les smartphones et les réseaux sociaux. Il faut dénoncer tout ça. Il y a trop d'acceptation, de servilité volontaire. Mais la jeunesse est éveillée. Il faut parler, apporter de la lumière et de la confiance. Et puis, systématiquement, faire le choix de l'éducation contre la répression. L’éducation offre un regard critique et permet de fleurir plutôt que de se prendre des coups. Il faut nourrir ça de toutes les façons possibles.
Fanxoa : La grande déconnexion finira bien par arriver. Beaucoup de jeunes en souffrance font la politique de l'autruche. Dans une forme d’hyper consumérisme général, marchand mais aussi sur les réseaux sociaux, on fait tout pour regarder ailleurs et ne surtout pas voir ce qui risque de nous tomber sur la tête. Le disco et le punk tenaient peut-être le même rôle à notre époque. Il y a pourtant des choses qui émergent, des individualités qui surgissent et s'imposent dans le paysage médiatique. Greta Thunberg en est une. Beaucoup de jeunes se construisent déjà des convictions. Ils ne sont pas prêts à tout accepter. En tout cas, c'est une jeunesse qui a des idées sur ce qu'elle veut faire sur ce qu'elle ne veut pas faire.
Il ne faut pas désespérer, j'ai encore l'espoir qu'il y ait des gens qui osent. Ce ne sera peut-être pas chez nous, dans le monde occidental. Ce sera peut-être à Hong Kong, avec la révolte des parapluies. Ce sera peut-être en Indonésie, en Amérique latine ou en Afrique.
Fanxoaà franceinfo Culture
Punk un jour, punk toujours, dit-on. Que reste-t-il du punk dans votre vie quotidienne aujourd'hui ?
Fanxoa : Moi, je fais toujours des tas de choses, des collages notamment. Je suis un petit artiste du dimanche. En rentrant, hier, j'ai pris ma guitare, j'ai fait trois notes et j'ai commencé à chanter "Quel temps fait-il à Gaza ?". Parce que j'étais énervé, en fait. Une sirène de police est passée et j’ai pensé à tous ces enfants qui sont sous des bombes. De part et d'autre bien sûr, je ne mets pas de curseur dans la misère mondiale.
MastO : J’ai arrêté les ateliers en prison depuis 2020, mais je tourne toujours avec mon petit groupe belge de punk libertaire René Binamé. C'est un groupe qui a plus de 30 ans d'existence, et qui joue beaucoup dans les milieux auto-gérés, les squats, et souvent en milieu rural, dans des fermes. Ces derniers temps, les recettes – c’est toujours des prix libres – ont surtout servi à payer des soins aux victimes de violences policières. On a joué à Sainte-Soline (contre les méga-bassines) et à Notre-Dame-des-Landes (contre le nouvel aéroport Nantais) plusieurs fois. Et je vois beaucoup de petits enfants des Bérus. Cet été, on a joué à Grenoble dans un centre social, le 38, et ça m’a beaucoup ému. C'était des petites punkettes de 15-16 ans qui tenaient tout un immeuble squatté. Elles avaient mis en place dans la ville un système de récolte de denrées, soi-disant invendables. Au rez-de-chaussée, c'était l'alimentaire, au premier étage les vêtements, et après, genre, l’électro-ménager. Tout était gratuit. On a passé deux jours là-bas et ça n’arrêtait pas. Des mamies venaient prendre une couverture ou emportaient une caisse de champignons pour aller se faire une soupe. Elles étaient toutes contentes. C'était magnifique. C'est des petits Bérus, ça. C'est vraiment une chance de pouvoir partager et soutenir ce genre d'action maintenant.
Exposition "Dans les archives de Fanxoa et mastO de Bérurier Noir"
Du 27 février au 28 avril 2024 à la BnF, site François Mitterrand, Galerie des donateurs
Entrée libre, fermé le lundi, ouvert de 10h à 19h tous les autres jours, et de 13h à 19h le dimanche.
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