Drone ivre, rasoir laser et disque introuvable : quand le crowdfunding fait flop (mais garde l'argent)
Albums jamais enregistrés, rasoir laser douteux... Ces dernières semaines, plusieurs projets financés sur des sites américains de crowdfunding ont déçu les contributeurs ou suscité la controverse.
"On n'aura jamais d'album les gars. On s'est fait avoir, embobiner, arnaquer, plumer, rouler dans la farine..." Matthew a sorti sa plus belle plume pour attaquer le rappeur Elzhi sur le site de crowdfunding Kickstarter, leader international dans le domaine du financement participatif. Plus de deux ans plus tôt, il avait, comme 707 autres fans, sorti sa carte bleue pour aider Elzhi à lever plus de 37 000 dollars, dans le but de réaliser un nouvel album.
Mais depuis le 6 décembre 2013, date où s'est terminée la récolte de fonds, les contributeurs n'ont entendu que deux nouveaux titres. Excédé, l'un d'eux prépare une action collective en justice contre Elzhi, et appelle les autres donateurs à le rejoindre, rapportait le site Bossip (en anglais), dimanche 3 janvier. "C'est le quatrième projet que je soutiens en deux ans sans avoir reçu la récompense promise", conclut Brian, un autre contributeur, sur la page du projet. "C'est juste frustrant."
3,4 millions de dollars pour un drone à peine capable de voler
Comme Brian, nombreux sont les adeptes du crowdfunding qui s'en sont mordu les doigts ces derniers mois, aux Etats-Unis. En novembre, c'est le groupe TLC qui est attaqué sur Twitter au sujet d'un album jamais sorti. A un fan qui demandait son argent, la chanteuse Tionne Watkins réplique : "Appelle Kickstarter et demande leur de te le rendre". Des donateurs du projet Coolest Cooler, une glacière de luxe qui avait levé 13 millions de dollars, ont appris qu'ils ne recevraient pas le produit avant avril 2016, soit 14 mois d'attente, alors qu'il est déjà en vente sur Amazon, raconte The Verge.
Mais ce n'est rien comparé à la débacle du Zano. En janvier 2015, l'entreprise britannique Torquing Group avait levé 3,4 millions de dollars pour fabriquer ce drone miniature capable de filmer en HD et de suivre de lui-même son propriétaire. Le projet est présenté comme si avancé que la livraison serait presque immédiate. Dix mois plus tard, Torquing Group se déclare en faillite, quelques jours après la démission de son PDG. Sur plus de 15 000 précommandes, seuls 600 drones ont été livrés, et ils sont très loin des attentes : "Il ne restait en l'air que quelques minutes, se cognait aux murs, et la qualité de la vidéo était très pauvre", constate un journaliste de la BBC. Une pétition demandant le remboursement des contributeurs a reçu plus de 2 500 signatures. Pour élucider les causes de ce fiasco, Kickstarter a chargé un journaliste d'investigation de mener l'enquête. "Les contributeurs du projet Zano méritent un compte-rendu complet de ce qui s'est passé", a expliqué la plate-forme à la BBC.
"Nous n'avons pas de responsabilité sur le fait que les contreparties soient délivrées"
Mais ces déçus du crowdfunding estiment sans doute qu'ils méritent également une réparation financière, à l'image des fans de rap qui envisagent une action en justice. Ce ne serait pas une première. En septembre, une cour de l'Etat de Washington a ordonné aux fabricants d'un jeu de cartes qui n'avait jamais vu le jour de rembourser la mise de 31 contributeurs, et leur a infligé une lourde amende.
En France, aucune trace pour l'instant de ce type de litige, ni de cadre législatif pour encadrer le financement participatif. Mais pour Dominique Stucki, avocat et auteur de "Financer une entreprise par le crowdfunding", des plaignants auraient tout de même gain de cause contre le porteur d'un projet ne livrerait pas le produit promis. Pour lui, le procédé correspond à une pré-vente, en tout cas si la contrepartie attendue a une valeur équivalente ou proche du montant donné. C'est donc le droit de la vente qui s'applique. "S'il n'y a pas eu de mise en garde sur le risque de non-livraison, celui qui a pré-acheté le produit peut exiger sa livraison. Et si le produit n'a pas été fabriqué, il peut recevoir des dommages et intérêts", explique-t-il à francetv info. De même, livrer un produit qui ne correspond pas aux promesses du projet, comme le drone Zano, serait considéré comme une "vente non-conforme" aux yeux du droit français.
Le responsabilité des plate-formes de crowdfunding elle-mêmes est plus floue. Les deux principaux sites français, Ulule et Kiss Kiss Bank Bank, se dédouanent de toute responsabilité au-delà du transfert de l'argent. "Sur le plan légal, nous sommes une plate-forme de mise en relation, donc nous n'avons pas de responsabilité sur le fait que les contreparties soient délivrées", explique Mathieu Maire du Poset, directeur général adjoint d'Ulule, même s'il assure que le site joue un rôle de médiation en cas de litige. "La plateforme a l'obligation d'être transparente sur les modalités de mise en oeuvre de la campagne", estime Dominique Stucki, mais les sites de crowdfunding ne cachent pas que soutenir un projet comporte toujours une "part de risque". C'est écrit noir sur blanc sur le site d'Ulule ; Kiss Kiss Bank Bank évoque plutôt, comme garantie pour les donateurs, les risques pour la réputation d'un créateur si celui-ci ne tenait pas ses promesses.
9% d'échec, un taux "raisonnable" pour Kickstarter
En décembre, sans doute pour répondre aux critiques après quelques échecs médiatisés, l'américain Kickstarter a rendu publique une étude indépendante, auprès de ses contributeurs, sur cette fameuse part de risque. Elle révèle un taux d'échec significatif : "Dans 9 % des projets, les contributeurs ne reçoivent pas leurs récompenses", explique le chercheur de l'université de Pennsylvanie. Mais la plateforme ne s'en inquiète pas : "Un taux d'échec de 9 % est-il raisonnable pour un groupe de personnes qui cherchent à réaliser des projets créatifs ? Nous pensons que oui".
Ces échecs américains, Mathieu Maire du Poset confie les regarder "avec attention" : "Au coeur du crowdfunding, il y a la confiance entre la communauté et le porteur de projet, mais aussi envers la plate-forme et le marché en général". Ulule affirme que seul un projet sur 1 000 pose un problème quand à la livraison des contreparties. Kiss Kiss Bank Bank, qui n'a pas pu nous répondre à temps pour la publication de cet article, expliquait sur son site, en 2012, n'avoir reçu aucune plainte à ce sujet.
"Nous ne sommes pas un magasin"
Comment expliquer cette différence ? Ulule met en avant la sélection des projets avant leur mise en ligne et l'accompagnement qui leur est offert. "On rencontre des fois des porteurs qui ont des beaux projets, mais ne se rendent pas compte des difficultés qui les attendent", explique Mathieu Maire du Poset. "On les accompagne pendant une dizaine de jours avant de mettre le projet en ligne, et on teste leur capacité à aller au bout du projet. Est-ce qu'ils ont prévu des moyens de production ? Ont-ils conscience de la difficulté de monter une entreprise ? Ou qu'aller chercher des fonds est un travail en soi ?"
Comme contre-exemple de ce modèle, le directeur général adjoint d'Ulule cite un projet de rasoir laser, retiré par Kickstarter car il n'offrait pas de garanties scientifiques suffisantes (la vidéo du prototype est incroyable d'amateurisme), mais seulement après avoir été validé, et avoir récolté 4 millions de dollars de dons. "Au final, le projet est reparti sur Indiegogo [une autre plateforme américaine] et il a été financé..." Depuis 2014, pour faire face à l'afflux de nouveaux projets, c'est un algorithme qui procède à un premier tri sur Kickstarter, rapporte le Guardian. La plateforme affirme néanmoins que 69% des projets sont vérifiés par un membre de son équipe avant leur mise en ligne.
Pour Mathieu Maire du Poset, cet "effet bulle" qui voit des projets technologiques très ambitieux mais sans garanties être financés à hauteur de plusieurs millions de dollars va s'atténuer, à mesure que les utilisateurs deviendront plus méfiants. "Il y a une maturité qui n'est pas encore là", estime-t-il. "La notoriété croissante du crowdfunding fait qu'il ne touche plus seulement des 'geeks' mais le grand public, qui n'a pas toujours la même notion du risque. Beaucoup de gens ont utilisé ces sites comme si c'était la Fnac". "Nous ne sommes pas un magasin", rappelle Kickstarter, qui multiplie les initiatives pour mieux informer ses contributeurs. Et rappeler que soutenir des inventeurs ambitieux, ou des artistes en mal d'inspiration, implique que l'on puisse parfois perdre sa mise.
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