Des salariés privés d'e-mails, des horaires bien encadrés... Comment les entreprises testent le "droit à la déconnexion"
Pour lutter contre les journées de travail qui se poursuivent à la maison, le droit à la déconnexion pourrait être inscrit dans la réforme du Code du travail.
Une journée sans e-mail, ni coup de fil, ni SMS... L'enfer ou le paradis ? L'article 25 de l'avant-projet de loi El Khomri (PDF) prévoit d'inscrire le droit à la déconnexion au Code du travail afin d'"assurer le respect du temps de repos et de congés des salariés". Inspiré du rapport Mettling (PDF) remis au ministère du Travail en septembre, ce passage du texte part d'un constat général : le numérique altère l'organisation des entreprises et le bien-être des salariés.
En Allemagne, certaines entreprises se sont déjà emparées de ce droit à la déconnexion. Le groupe Volkswagen a signé un accord en 2012 qui empêche les serveurs de l'entreprise de diriger les e-mails vers les téléphones professionnels entre 18h15 et 7 heures du matin, rapporte le Huffington Post. Son concurrent, BMW, a pris d'autres dispositions : une heure passée le week-end à répondre à des messages professionnels compte pour une heure de travail supplémentaire. De notre côté du Rhin, les premières initiatives sont récentes, mais certaines structures ont décidé de prendre le pas. Témoignages.
Chez Price Minister, une matinée par mois sans e-mails
Comment répondre à des centaines d'e-mails, assister à des réunions tout en étant créatif ? Depuis février 2015, la plateforme d'e-commerce Price Minister a mis en place l'opération "Mailless Friday Morning", c'est-à-dire "le vendredi matin sans mail". "On propose aux salariés, durant une matinée, un vendredi par mois, de ne pas envoyer de mails, ni en interne, ni en externe", explique Alexia Lefeuvre, chargée de la communication. "On s'est rendu compte que les salariés recevaient beaucoup trop de mails inutiles – entre 50 et 300 par jour – parce qu'on les met en copie ou juste par précaution. Au final, ça touche la terre entière, mais ça ne concerne plus personne."
Résultat, les messages s'entassent par dizaines et les lire engendre une perte de temps considérable, sans parler du stress "d'avoir loupé une info" ou de "n'avoir pas répondu assez vite". Salarié du service fidélisation, Robin y trouve "une vraie bouffée d'oxygène", propice à "aller à l'essentiel". "On n'oblige personne et les gens jouent plutôt le jeu. Ils n'envoient pas plus d'e-mails la veille ou le lendemain. On se déplace, on se parle en face", raconte-t-il. Certains salariés ont même décidé de ne pas utiliser leur messagerie professionnelle pendant toute la journée, lors de ces opérations, quand d'autres l'anticipent en envoyant "des e-mails préventifs d'absence de réponse".
Mais ce système permet-il de se déconnecter complètement ? "On reste connecté via les messageries instantanées Slack, Skype ou Viber", nuance Robin,"mais recevoir des notifications Slack, c'est toujours moins stressant que 100 mails à ouvrir".
A la mairie de Saint-Sébastien-sur-Loire, bientôt des ateliers pour envoyer moins de mails
"Tous les sevrages commencent par trois jours, alors on a proposé trois jours de janvier sans e-mail", s'amuse Benoît Kerrain, directeur de cabinet du maire de Saint-Sébastien-sur-Loire (Loire Atlantique). Avec près de 500 agents dans les services municipaux, des centaines de courriels sont échangés chaque jour. "C'est devenu un enfer. J'ai été absent deux jours et j'ai peur d'ouvrir ma messagerie", regrette-t-il. "Je vais avoir 250 mails et je suis obligé de tout regarder pour être sûr de ne pas louper une information importante. Tout ça pour quoi ? Parce que les gens ne savent pas utiliser leur boîte mail !" s'agace-t-il.
Benoît Kerrain n'a pas assez de mots pour dire tout le mal qu'il pense de la place du mail dans son travail : "La plupart des messages sont envoyés pour prouver qu'on travaille, pour éviter le contact direct et montrer qu'on existe... C'est un mauvais usage, on l'utilise par facilité et pour se contrôler entre nous." Si l'opération de janvier a plutôt réussi, Benoît Kerrain conçoit qu'il reste beaucoup à faire pour améliorer la communication interne : "Durant l'opération, les agents ont reçu 75% d'e-mails en moins... Mais il y a eu un pic incroyable le quatrième jour, quand l'opération s'est arrêtée. On n'en avait jamais eu autant."
Un groupe de travail a été formé et a évalué cette opération. Son rapport pointe un mauvais usage global des courriels au sein des services. Il recommande d'"arrêter de mettre tout le monde en copie", d'"arrêter les cartes de vœux personnelles", etc. Bien décidée à ne pas s'arrêter là, la mairie prévoit d'organiser des ateliers de formation pour mieux utiliser la messagerie, qui déboucheront sûrement sur une charte interne. "Si le mail était une enveloppe, passerait-on vraiment des heures à en ouvrir des centaines ?, interroge Benoît Kerrain. Il est aussi temps de réapprendre à se parler les yeux dans les yeux."
Chez Areva, des badges bloqués de 20 heures à 7 heures
Comment inciter ses salariés à se déconnecter, quand ils sont plus de 41 000 à travers le monde ? En 2012, la multinationale française du nucléaire Areva a conclu un accord sur la qualité de vie au sein de son groupe. Plusieurs mesures ont été annoncées et "la déconnexion" y figure comme un droit pour chaque salarié "quel que soit son niveau hiérarchique". Il est conseillé aux salariés de ne pas envoyer de mails "en dehors des heures habituelles de travail", "sauf urgence", et de ne pas l'utiliser comme "mode exclusif d'animation managériale". Depuis la signature de cet accord, 11% seulement des e-mails sont envoyés en dehors du temps de travail contre 20% avant l'accord, assure l'entreprise.
"Moi je n'ai pas vraiment vu la différence, nuance Cyrille Vincent, salarié d'Areva et coordinateur CFE-CGC. J'en reçois toujours autant, à 4 heures du matin, après 22 heures, le week-end, en vacances... Ça ne peut pas marcher avec les fuseaux horaires." Pour le salarié, la déconnexion numérique est plutôt "une affaire de personnalité". "Il y a aura toujours des gens accros à leurs smartphones, qui ne décrochent jamais et utilisent le mail comme moyen de pression. Le problème, c'est la place du travail dans la vie, pas les outils", juge-t-il.
Le "présentéisme" en entreprise serait-il le fond du problème ? Récemment, dans les centres qui regroupent plus de 600 salariés, les badges d'entrée ont été bloqués après 20 heures jusqu'à 7 heures. Pour pouvoir entrer ou sortir en dehors de ces horaires, il faut demander une autorisation des ressources humaines au préalable.
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