Suicides, absentéisme, alertes de cabinets spécialisés : trois signes que ça va mal à La Poste
Des experts, des salariés et des syndicats dénoncent des problèmes de souffrance au travail. Face aux critiques, la direction a entamé des négociations sur les conditions de travail des facteurs et de leurs encadrants.
Certains font un parallèle avec France Télécom, touché par une vague de suicides en 2008 et 2009, mais la direction le conteste. Des syndicats, experts et salariés dénoncent l'existence d'un profond mal-être à La Poste. Face aux critiques, la direction du groupe, qui compte 260 000 salariés, a annoncé des négociations sur les conditions de travail des facteurs et de leurs encadrants. Elles ont débuté mercredi 26 octobre. Dès leur ouverture, la direction a accepté de suspendre tous ses projets de réorganisation des métiers du courrier jusqu'à mi-décembre, date de fin envisagée des discussions.
En attendant les conclusions, franceinfo liste les symptômes de ce malaise.
1Des suicides ou tentatives de suicide qui posent question
C'est le syndicat SUD-PTT qui a tiré la sonnette d'alarme fin septembre en faisant témoigner des salariés victimes d'accidents au travail et des proches de ceux qui se sont suicidés. Parmi eux, le fils de Charles Griffond, facteur de 53 ans, qui s'est pendu le 17 juillet à Pontarlier (Doubs). "Ils m'ont totalement détruit", "bougeons avec La Poste et mourons grâce à La Poste", a écrit ce facteur dans une lettre expliquant son geste.
Une liste officieuse établie par des postiers et des syndicats, dont l'AFP a eu copie, comptabilise jusqu'à 150 suicides ou tentatives de suicides depuis 2007. "Rien ne permet d'affirmer qu'ils sont la conséquence directe des conditions de travail", disent-ils, mais "il est important d'instruire le lien travail-santé dans ces drames".
La responsable des ressources humaines de la branche courrier, Line Exbrayat, réfute les accusations. Elle met en avant un "dispositif d'accompagnement et de prévention renforcé" à La Poste et l'installation de "1 000 responsables des ressources humaines, formés à l'évaluation des risques psycho-sociaux". "Comme dans tout grand groupe, il y a des situations individuelles qui demandent de l'attention", affirme-t-elle. Sylvie François, directrice des ressouces humaines du groupe La Poste depuis 2012, n'avait pas dit autre chose au Monde (article abonnés), le 17 octobre. Line Exbrayat souligne que "seulement trois suicides ont été reconnus comme accidents du travail depuis 2012".
C'est le cas de Nicolas Choffel, ancien directeur des médias internes à La Poste, qui s'est donné la mort le 25 février 2013. Sa femme a porté plainte avec constitution de partie civile. Elle dénonce "l'enfer du burn-out" qui, selon elle, a frappé son mari. "En arrêt maladie, il recevait encore sans cesse des SMS et courriels de sa direction", dit-elle à l'AFP. D'après son avocat, Jean-Paul Teissonnière, également présent dans le dossier France Télécom, ce cas est "très révélateur des méthodes de management à La Poste comme ailleurs : on fixe aux salariés des objectifs impossibles et on les met face à leur échec".
2L'alerte lancée par huit cabinets d'experts
Les syndicats et leurs militants ne sont pas les seuls à dénoncer une telle situation. Le 13 octobre, huit cabinets d'experts auprès des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de La Poste ont adressé une lettre ouverte au président du groupe, Philippe Wahl. Une démarche inhabituelle. Dans ce courrier, révélé par RTL, ils soulignent "la dégradation des conditions de travail, le mépris du dialogue social" et une "situation préoccupante du fait de la rapide dégradation de l'état de santé des agents". "A Besançon, par exemple, certains postiers ont jusqu'à 900 boîtes aux lettres à faire par jour. A Castelnau-de-Médoc (Gironde), ils descendent et montent de voiture entre 500 et 600 fois en une journée", ajoute RTL.
"Nous n'avons plus le temps de faire nos tournées, on perd le contact avec les gens. Il arrive que je n'aie pas le temps de finir une tournée de distribution de courrier pendant quinze jours d'affilée. C'était impensable avant", raconte à Europe 1 Amaya (le prénom a été modifié). Factrice dans le Sud-Ouest depuis onze ans et militante CGT, elle dit avoir ressenti "un vrai changement" depuis cinq à six ans, "avec l'essor d'internet, la baisse du courrier, le changement de statut de La Poste (passée d'entreprise publique à entreprise à capitaux 100% publics)".
Elle poursuit : "L'ordinateur de l'agence calcule par exemple que l'on doit livrer 1 200 lettres par heure. Mais cela ne tient pas compte de la pause pipi, de la préparation du vélo." "Les trajets sont calculés par Mappy. Mais cela ne tient pas compte du poids du sac, de la forme physique. Mappy, ça se voit qu'il n'a jamais fait de vélo chargé de courrier !" estime Amaya.
Contactée par Europe 1, La Poste dit avoir pris connaissance de la lettre des cabinets d'experts "avec beaucoup de sérieux". "Pour chaque tournée de facteur, on ajuste avec lui le temps nécessaire à l'accomplissement de sa mission. S'il fait des heures supplémentaires, elles sont payées", assure la direction à la radio. Une réponse balayée par Amaya : "Avec la direction, on ne parle pas la même langue. Ils veulent juste calmer le jeu car ils ont mauvaise presse en ce moment."
3L'absentéisme en augmentation
Le taux d'absence, en particulier pour maladie, reste élevé au sein de l'entreprise. Il était de 6,65% en 2015, selon le rapport social du groupe, contre 4,55% au niveau national. Mais surtout, il a augmenté (6,14% en 2013, 6,37% en 2014). Et plus encore chez les salariés en CDI : de 5,88% en 2013, il est passé à 6,48% en 2015. "Son augmentation reflète en grande partie l'évolution de la moyenne d'âge des postiers et porte notamment sur des absences longues", indique ce rapport. C'est "très révélateur", estime Régis Blanchot, de SUD-PTT, membre du conseil d'administration.
Problème, la tournée des absents est répartie entre les autres facteurs, dénonce dans 20 Minutes Bernard Martin, du syndicat CFDT des Postes Ile-de-France. Selon lui, les heures supplémentaires, souvent non rémunérées, se multiplient. Il ajoute que le personnel encore en poste se fatigue à son tour : "Pour soulager leurs équipes, il n'est pas rare que les chefs réalisent eux-mêmes une ou deux tournées, en plus de leur travail de management."
Pour combler ces absences, La Poste a aussi recours à des CDD et des intérimaires. Qui se retrouvent eux aussi dans ce rythme difficile. "Sur [ma] tournée, il y a souvent des colis pour les entreprises. Donc on vous envoyait dans des hôpitaux, des centres médicaux et j'avais des dédales de couloirs à parcourir. (...) Je sortais de cet enfer, il était midi et je savais que je n'avais pas encore fait le quart de ma tournée. Et donc vous pleurez", raconte au micro de RTL un facteur en CDD depuis mai, en arrêt maladie pour burn-out. Mi-octobre, une factrice qui ne parvenait pas à achever sa tournée a mis le feu à une partie du courrier qu'elle distribuait dans l'Aisne. Elle était intérimaire, et âgée de 19 ans.
"C'est vrai qu'il y a une transformation actuellement en cours. Mais nous mettons également en place beaucoup de garanties", affirme la direction de La Poste à Europe 1. Au moment où elle avait annoncé la tenue de négociations sur les conditions de travail, elle avait indiqué ne pas se reconnaître dans la situation décrite et rappelé que plus 30 millions d'euros sont investis chaque année pour la santé au travail.
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