"Vous savez ce que les gens gagnent ici ?" : à Flixecourt, petite ville communiste de la Somme, Marine Le Pen fait un tabac
Dans cette commune de 3 300 habitants frappée par la désindustrialisation, la candidate du Front national a recueilli plus de 41% des voix au premier tour. Reportage.
C'est la fin de la matinée et une pluie fine tombe sur Flixecourt. Devant l'école communale de cette petite commune de la Somme, Charlotte* attend, dans sa grosse voiture, pour récupérer ses enfants. Pour dimanche, elle a fait son choix : ce sera "Marine Le Pen, c'est clair". Elle avait déjà voté pour elle au premier tour, en 2012, "parce qu'on en avait marre". "Là, c'est différent. On va tenter, on verra bien, ça ne peut pas être pire", pense-t-elle.
Charlotte est chauffeuse de car scolaire et travaille 32 heures par semaine. Pour compléter ses revenus, elle est aussi devenue micro-entrepreneur. Elle a quatre enfants et vote "pour leur avenir". "Je ne suis pas quelqu'un de raciste, assure-t-elle, mais il faut arrêter d'en faire rentrer [sous-entendu des étrangers, mais elle ne le dit pas] et de les aider. Maintenant, il faut penser à nous."
Comme elle, plus de 41% des habitants de cette bourgade ont choisi Marine Le Pen au premier tour de l'élection présidentielle. La ville est pourtant tenue par les communistes depuis des décennies. Le jour du vote, le maire a remarqué que de nombreux habitants s'étaient à nouveau déplacés pour voter, après avoir longtemps boudé les urnes. A ce moment, Patrick Gaillard a eu cette intuition : ces "nouveaux électeurs" venaient voter en faveur du Front national.
"Il n'y a pas d'étrangers ici"
Devant l'école, Charlotte sort de sa voiture pour rejoindre d'autres parents. En congé parental, Aline s'occupe de ses trois petits mais va bientôt rechercher du travail. Pour dimanche, aucune hésitation : "C'est Marine ! Je n'ai pas envie que ça retourne comme Hollande." Quel élément du programme de la candidate frontiste apprécie-t-elle ? "Je suis d'accord sur tout", tranche la jeune femme. En particulier sur "les migrants" : "Il faut que la France redevienne la France", dit-elle, très sérieusement. Mais croise-t-elle des migrants dans la commune ? "Il y en a eu quelques-uns, ils revenaient de Calais", affirme-t-elle. "Mais à Flixecourt, ils ne restent pas", dit-elle presque fièrement, le sourire aux lèvres. N'empêche, elle en est persuadée : "Il n'y a plus beaucoup de Français, et c'est la misère à la fin du mois."
Renseignement pris auprès de la mairie, il n'y a jamais eu d'accueil de migrants dans la ville. Simplement, il y a plus d'un an, un camion s'est arrêté pour décharger à Flixecourt. Cinq migrants en sont sortis, ne sachant pas trop où ils étaient. Les gendarmes les ont arrêtés un peu plus tard.
Les gens ont peur de ce qu'ils ne connaissent pas.
Le maire Patrick Gaillardà franceinfo
Mina* vient s’immiscer dans la conversation. Les yeux rieurs derrière ses grosses lunettes, elle aussi souhaite parler de la présidentielle. Elle est française, née en France, a grandi à "Amiens-nord" et est, dit-elle, "une personne de minorité physique". Mina est fille de harkis. "Quand j'ai vu le FN à 41% à Flixecourt, je me suis demandé ce qu'il se passait." A l'abri de la pluie, dans son Renault Espace qui a bien vécu, elle raconte qu'à son arrivée à Flixecourt, il y a onze ans, on la regardait parfois "un peu de travers". Rien de méchant, mais des "boutades" : "C'est votre côté méridional", lui avait-on lancé à une réunion à l'école. "Les gens se sont habitués à moi. Je suis intégrée." Dans un grand sourire, elle assure même : "Je suis d'utilité publique." On lui relate les échanges avec les autres parents d'élèves sur le parking. Elle, à Flixecourt, ne se sent pas rejetée. Elle sait pourquoi. "Toi, tu es toute seule, tu élèves tes quatre enfants, tu vas bosser." Voilà ce qui la protégerait : elle ne "profite pas du système", elle qui est salariée dans un centre d'appel à Amiens.
Si je ne bossais pas, je serais l'arabe méchante.
Minaà franceinfo
Dimanche 23 avril, elle a voté pour Emmanuel Macron, "avec beaucoup d'hésitation jusqu'à la dernière minute". Et dans cet entre-deux-tours, elle se dit "choquée : il n'y a plus du tout de front républicain !" Elle se souvient de 2002 et de la qualification surprise de Jean-Marie Le Pen : "Je pleurais", raconte-t-elle. A ses enfants, notamment son fils qui va rentrer en seconde, elle conseille de voyager s'ils le peuvent, de partir en année Erasmus s'ils en ont l'occasion.
Car une chose la taraude : "Dans tous les pays d'Europe, le chômage a baissé. Et chez nous, ça stagne ! Je ne suis pas économiste, je ne sais pas, mais pourquoi on n'a pas réussi comme l'Angleterre, l'Espagne, l'Allemagne ?" Le résultat de l'élection à Flixecourt, elle a quand même du mal à s'en remettre. "Il n'y a pas d'étrangers ici, peut-être quatre ou cinq [elle s'inclut dans ce décompte]. On travaille, on a une maison, on est Français..."
"Ça fait dix ans qu'on rame"
Il est bientôt 14 heures ce mercredi et sur le terrain de foot derrière le centre-ville, une vingtaine d'enfants s'entraînent sous la pluie. Le terrain synthétique est d'un vert resplendissant – "Il a été inauguré en septembre", précise fièrement un parent. Accoudé sur la main-courante qui délimite le terrain, un petit groupe patiente, abrité sous de grands parapluies. Aline en fait partie. L'entraîneur vient les saluer. A 42 ans, les cheveux coupés très courts et le physique sec du sportif, Philippe s'occupe des jeunes trois fois par semaine, grâce à ses horaires décalés (il embauche à 5 heures le matin). Depuis deux ans, il est salarié de Saint Frères, l'entreprise textile de la ville qui fabrique notamment des bâches. Un CDI bienvenue après 23 années en intérim dans la région. Pour qui a-t-il voté au premier tour ? On ne le saura pas. Tout juste explique-t-il que son candidat ne s'est pas qualifié. Alors dimanche prochain, son choix est fait, il ne votera "ni pour l'un, ni pour l'autre". Quel que soit le vainqueur, "ça n'arrangera pas grand chose pour les ouvriers", estime l'entraîneur de foot. "Ils ne parlent pas des salaires. Ça fait dix ans qu'on rame."
Véronique a rejoint le petit groupe. Pour elle, la priorité, c'est le pouvoir d'achat. "J'aimerais qu'on vote pour quelqu'un qui nous fait voir, noir sur blanc, un vrai changement sur nos fiches de paye", explique-t-elle. A 43 ans, Véronique travaille dans un grand magasin de vêtements de sports, à Abbeville, à une vingtaine de kilomètres. Elle ne se plaint pas, mais trouve que sa situation s'est dégradée.
On travaille, on paye nos factures mais on ne se fait plus plaisir. Ou alors, c'est à crédit, et ça je n'en veux pas.
Véroniqueà franceinfo
Avant, elle avait "des avantages, primes et compagnie". Mais avec la concurrence des achats sur internet, "nous commerçants, on galère". De longs cheveux blonds encadrent son visage soigneusement maquillé. Elle se dit toujours indécise, mais semble pencher pour Marine Le Pen. "Quand on écoute Monsieur Macron, il défend plutôt la grande richesse. Nous, les petits ouvriers, on va être dans la case oubliettes. On se pose des questions, nous les petits salaires."
"L'un ou l'autre, ça ne changera rien pour nous"
A côté du terrain de foot, à l'intérieur du complexe sportif flambant neuf, David partage ce même sentiment vis-à-vis du favori des sondages. Il discute tranquillement avec Nicolas, qui habite comme lui une petite ville des environs, en attendant que leurs enfants finissent leurs cours de tennis et de judo. David votera pour Marine Le Pen. Ce fonctionnaire de 47 ans, qui travaille pour le ministère de l'Environnement, n'a pas oublié l'affaire du costard d'Emmanuel Macron. "Ça me dégoûte : on voit comment il perçoit les gens." Il cite aussi les propos de l'ancien ministre de l'Economie sur les "illettrées de Gad". Pour David, c'est comme si le candidat d'En marche ! avait dit que tous les ouvriers étaient illettrés. Quand on essaye de préciser le propos, David s'énerve presque : "Je l'ai en direct là ! Vous voulez que je le sorte ? Je l'ai sur moi, dit-il en faisant mine de sortir son téléphone de sa poche. Ça tourne sur Facebook tout le temps."
Nicolas, lui, est encore indécis. Manager chez un grossiste alimentaire, il estime que la priorité devrait être "l'emploi pour tous". Et de conclure, à la fois amer et fataliste : "Que ce soit l'un ou l'autre, ça ne changera rien pour nous. Il faudra toujours se lever le matin pour aller travailler, payer pour les autres qui ne bossent pas." David renchérit, visiblement sensible à l'argument : "On en connaît tous plus d'un qui vit du système. Ils n'ont pas grand chose, mais ils sont heureux."
Paradoxe : à Flixecourt, la plupart de ceux que nous avons croisés se disent bien dans leur ville. "Il y a tout ce qu'il faut ici", reconnaît par exemple Aline. Centre des impôts, guichet intercommunal pour l'emploi, et un centre médico-social... En matière de services publics, Flixecourt est très bien lotie pour une commune de 3 300 habitants. Les équipements culturels et sportifs sont également nombreux, avec outre le terrain de foot, ceux de tennis, une patinoire et une médiathèque. Une piscine sera construite l'an prochain. Quant aux commerces, la rue principale a conservé un fleuriste, des agences bancaires, un magasin d'électroménager, un salon de coiffure ou une pharmacie, qui résistent aux supermarchés installés en périphérie.
"Les entreprises, elles ne reviendront pas"
Christel et Josy, deux sœurs à la retraite, promènent tranquillement leur chien dans la rue principale. Elles ont toujours voté à gauche, "en tant qu'ouvrier, c'est plutôt logique". Mais dimanche, Christel estime qu'elle a le choix "entre la peste et le choléra". Elle ira voter, c'est un "devoir", dit-elle. Mais ni pour l'un, ni pour l'autre. "Le FN me fait peur, explique-t-elle, c'est quand même des extrêmes. Même si Marine Le Pen a de bonnes idées, sur les abus au niveau des immigrés, il y a des choses à faire." Sa sœur l'interrompt : "Mais les entreprises qui sont parties, elles ne reviendront pas." Et Emmanuel Macron ? "C'est un financier à la base. Il est soutenu par les patrons, assure Christel. Si les ouvriers ne comprennent pas ça..." "C'est qu'ils ont de la m**** dans les yeux", complète sa sœur.
Christel a travaillé pendant 43 ans chez Saint Frères, dans les immenses bâtiments de brique rouge qui se trouvent à 200 mètres de là, à l'entrée de la ville. Dans la vallée de la Nièvre, tout le monde connaît le nom de cette entreprise textile, spécialisée dans les tissus d'emballage, qui employait jadis plusieurs milliers de salariés. Sur une colline qui surplombe la ville, trône encore le château de l'ancienne famille propriétaire.
Aujourd'hui, il reste 150 salariés dans l'usine. Christel et Josy ne sont pas étonnées du score de Marine Le Pen. "Vu le contexte dans la vallée, le chômage, la misère… vous savez ce que les gens gagnent ici ? s'énerve Josy, visiblement émue. C'est honteux ! Les politiques ne savent pas ce que c'est, ils dépensent un argent fou pour je ne sais quoi et ne connaissent pas le prix d'une baguette !" Christel a son avis à propos de la montée du Front national : "Demain, on redonne du travail à tout le monde et c'est fini, ça ne marchera plus." Son chapeau de pluie enfoncé sur la tête, elle assène : "C'est ça le nerf de la guerre : le travail !"
De sa mairie, sise en plein milieu de la rue principale, Patrick Gaillard a du mal à expliquer le résultat de l'élection. "J'aimerais bien savoir", reconnaît-il. A Flixecourt, le chômage est un peu plus élevé que la moyenne nationale (12,5%), mais le maire remarque que "les gens qui travaillent votent quand même pour elle". Le maire de la petite ville ne cache pas sa perplexité : "Je ne vois pas bien ce qu'on peut faire, à part leur montrer qu'on continue à travailler." Au second tour, il pense que Marine Le Pen sera en tête ici. Il lui prédit même un score "pas loin des 60%".
* Les prénoms ont été changés à la demande des personnes intéressées.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.