Moral en berne, formations raccourcies, désertions… Cinq effets pervers de l'opération Sentinelle sur l'armée
"Les armées sont sur-sollicitées, alors que les moyens ne suivent pas", estime la spécialiste des relations armées et société Bénédicte Chéron sur franceinfo.
Sentinelle est-elle en train d'affaiblir durablement l'armée ? Après la sixième attaque contre des soldats de l'opération, mercredi 9 août, à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), des spécialistes tirent la sonnette d'alarme. Cette opération, lancée au lendemain des attentats de janvier 2015 pour renforcer le plan Vigipirate, est largement critiquée à l'intérieur comme à l'extérieur de l'armée. Au-delà des doutes sur son efficacité réelle dans la prévention et l'intervention en cas d'attaque terroriste, beaucoup s'inquiètent des effets pervers de cette opération sur l'armée elle-même.
1Une ponction des troupes en opération extérieure
Avec un effectif permanent de 7 000 hommes et femmes, l'opération Sentinelle mobilise un nombre considérable de militaires. Dans un contexte de réduction budgétaire au ministère des Armées, le constat est vite fait : "Les armées sont sur-sollicitées, alors que les moyens ne suivent pas", estime Bénédicte Chéron, historienne et spécialiste des relations armées et société, interviewée sur franceinfo jeudi 10 août.
Cette ponction importante de soldats a même des conséquences très concrètes dans d'autres opérations militaires. "Par exemple, on a fermé l'opération Sangaris en Centrafrique il y a quelques mois, pour trouver des effectifs de Sentinelle. Et la Centrafrique est retournée à feu et à sang parce que nous n'avons pas terminé la mission, déplore le général Vincent Desportes, ancien directeur de l'Ecole de guerre, interrogé par France Inter. Même chose au Sahel, où nous avons 4 000 soldats. Si nous en avions 2 000 ou 3 000 de plus, les choses iraient beaucoup mieux. La ponction sur les troupes empêche l'efficacité de l'armée française ailleurs."
2Des formations "hyper-raccourcies"
"Deux mois de 'Sentinelle', une formation, encore deux mois, puis une préparation 'opération extérieure' hyper-raccourcie… On enchaîne, on enchaîne…" Voilà le quotidien des soldats de l'opération Sentinelle, raconté par l'un d'entre eux dans dans Le Monde. Au-delà de la mobilisation d'un nombre important de militaires, l'opération nuirait aussi à la formation de tous les soldats en rotation. "On sait que cette opération empêche les soldats, aviateurs, marins de s'entraîner normalement, explique le général Vincent Desportes. Or, l'armée française est déjà sous-entraînée par rapport aux normes internationales."
Un problème d'autant plus important que les missions données aux militaires lors des opérations Sentinelle ne correspondent pas à leur formation. "Si vous utilisez des soldats, il faut les utiliser comme des soldats, tonne le général. Les soldats ne savent pas faire ce que savent faire les policiers, et les policiers ne savent pas faire ce que savent faire les soldats." Même inquiétude du côté de Georges Fenech, ancien président de la commission d’enquête parlementaire constituée pour évaluer l’action de l’Etat face aux attentats de janvier et novembre 2015 : "Les militaires sont faits pour faire la guerre. Vous leur demandez de faire un métier qui n'est pas le leur. Cela n'a pas de sens de les pérenniser."
3Un problème d'image qui nuit au recrutement
Avec l'opération Sentinelle, l'image donnée par l'armée semble de plus en plus éloignée de ses propres campagnes de recrutement. Matériel de pointe, véhicules blindés, interventions extérieures… Rien à voir avec ces soldats de l'opération Sentinelle qui circulent en Renault Kangoo grises devant les gares françaises. "Il y a un problème d'image à moyen et long terme avec cette opération, estime Bénédicte Chéron sur franceinfo. Ça a eu un effet positif à très court terme après les attentats, parce que les jeunes Français ont pu avoir l'impression qu'ils allaient très rapidement pouvoir servir leur pays dans une mission qu'ils voyaient de leurs yeux dans les rues françaises. Mais à long terme, cette opération pose problème", notamment pour le recrutement.
Les témoignages de jeunes recrues sont frappants. "J’étais hypermotivé en m’engageant, je voulais de l’action, des choses hors du commun comme on le voit dans les campagnes de recrutement, explique un jeune militaire au Monde. Maintenant, ces pubs me font bien rire ! On découvre à la télé des matériels superbes ! Nous, on ne les a jamais vus."
4 Les familles ont le moral en berne
Derrière la sur-sollicitation de ces militaires se cache aussi le désarroi de leur entourage. "Le taux de rotation des soldats à cause de l'opération Sentinelle est tellement fort que le moral des familles s'effondre", constate le général Vincent Desportes. Les enfants ne voient plus leur parent mobilisé, les couples se croisent… Laetitia, dont le mari fait parfois des rotations Sentinelle, est à la tête du mouvement Femmes de militaires en colère.
On est plus inquiètes quand ils sont sur le territoire national que quand ils sont à l'étranger.
Laetitia, femme de militairesur franceinfo
"Nos maris ont un [devoir] de réserve et nous, on s'est toujours mises aussi en [devoir] de réserve, quelque part, explique-t-elle sur franceinfo. Mais maintenant, ce n'est plus possible. Ce sont des militaires, mais ça reste des hommes, des maris et des pères. Nous, on n'a pas envie d'avoir des centaines de cercueils sur la place des Invalides, parce que malheureusement, c'est ce qui va arriver."
5Un risque de voir abandons et désertions multipliés
Avec l'accumulation des difficultés, le nombre de départs et de désertions dans l'armée est-il en train d'exploser ? Si la Grande muette ne communique pas ces chiffres, certains éléments ne trompent pas. "Les soldats sont de plus en plus nombreux à ne pas terminer leur contrat, parce qu'ils considèrent qu'ils ne se sont pas engagés pour défiler devant les gares de province, explique le général Vincent Desportes sur France Inter. De moins en moins de Français veulent s'engager, parce que ce qu'on leur propose ne correspond pas à leur motivation."
"Avec Sentinelle, on est dans le cadre d'une mission où le sens paraît de plus en plus lointain, de plus en plus incompréhensible, constate aussi Bénédicte Chéron au micro de franceinfo. Pour des jeunes soldats qui s'engagent avec l'idée qu'ils vont servir leur pays par les armes, il y a un problème de fidélisation, car la mission n'est pas à la hauteur du sacrifice auquel ils consentent." Une colère sourde qui pourrait bientôt mettre à mal l'ensemble de l'armée.
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