Dans le quartier de Barbès, à Paris, l'angoisse d'une vie sans Tati
Agora Distribution, filiale du groupe Eram qui exploite les enseignes Tati, a été placée en redressement judiciaire jeudi 4 mai. Le personnel du célèbre magasin du boulevard de Rochechouart s'inquiète d'une possible fermeture. De nombreux habitants regrettent la gentrification de cette partie du 18e arrondissement de Paris. Reportage.
"Dites, ça ne va pas vraiment fermer, hein ?" demande un habitant à Lazhar. L'agent de sécurité, posté devant la porte close du magasin Tati du 4, boulevard de Rochechouart, dans le quartier de Barbès (18e arrondissement de Paris), prend un air impassible : "Si, ça n'ouvrira plus jamais." Devant l'air déconfit du badaud, il éclate de rire. "C'est une blague, ça rouvre demain. Mais on ne sait pas pour combien de temps encore."
Ce jeudi 4 mai, le rideau est baissé de manière exceptionnelle, le temps d'un jour de grève et de manifestation. Les salariés sont inquiets pour leur avenir : le groupe propriétaire de l'enseigne, en difficulté financière, a été placé le jour même en redressement judiciaire. Aucun des sept repreneurs potentiels ne veut conserver l'ensemble des 140 points de vente de Tati, ni la totalité des salariés. Cependant, le propriétaire de Tati a annoncé vendredi compter cinq offres de reprise de l'enseigne à bas prix, dont deux permettraient de maintenir ce magasin historique, qui réalise chaque année environ 30 millions d'euros de chiffre d'affaires et emploie plus de 200 personnes.
Devant l'avenir incertain du magasin de Barbès, un vent de panique saisit les riverains. "C'est la vingtième fois qu'on me demande si ça va fermer ce matin", explique le vigile, qui réside lui-même dans ce quartier. "Tout le monde ici est très attaché à l'enseigne. Les gens viennent plusieurs fois par semaine, pour acheter du shampoing ou du déodorant. C'est moins cher qu'ailleurs." Mais, dans un rictus, il confesse : "C'est vrai, il y a de moins en moins de monde qui vient depuis quelque temps."
"Tout le monde connaît les employés du magasin"
A deux pas de là, Ismaël sirote un café dans un gobelet en plastique. Il ouvre un paquet de cigarettes, acheté à un vendeur à la sauvette du coin. "Les employés du magasin, ici, tout le monde les connaît, c'est comme une grande famille." Posté dans la rue, il est venu d'un département voisin pour "passer le temps" dans le quartier avec des amis. "On voit cette énorme enseigne tous les matins et tous les soirs, ça fait partie du paysage", lance son compagnon. Le mastodonte s'étend sur le boulevard de Rochechouart et fait l'angle avec le boulevard Barbès. Il est entouré de restaurants qui servent des kebabs et de magasins de tissus. Dans la rue, de jeunes hommes distribuent des prospectus publicitaires pour "M. Samou : guérisseur et marabout voyant."
"Mais la renommée de Tati est beaucoup plus large, elle s'étend dans le monde entier", explique le sociologue Yankel Fijalkow, professeur en études urbaines. Un constat partagé par Aminata, 25 ans, qui a grandi dans le quartier. "Quand je rentrais en vacances chez mes grands-parents, au Sénégal, j'achetais une valise vide que je remplissais de vêtements Tati pour mes cousins." La jeune fille esquisse un sourire. "Dans les rues de Dakar, on trouve des sacs aux couleurs du logo. Tati y est bien plus célèbre que les grands magasins parisiens comme les Galeries Lafayette."
"Tati, c'est Barbès"
L'enseigne n'a pourtant rien en commun avec les boutiques cossues qui font la renommée de Paris à l'étranger. "C'est un magasin populaire qui pratique des bas prix. Les gens s'arrêtaient devant, dans la rue, pour fouiller dans de grands bacs où étaient disposés des vêtements en vrac", expose le sociologue Yankel Fijalkow. La marque au logo imprimé Vichy s'est installée dans le quartier en 1948. "Elle reflète son identité : Tati, c'est Barbès."
Pour certains habitants, la fermeture de Tati signerait l'arrêt de mort du Barbès populaire, déjà en pleine mutation.
Cela fait quelques années que le quartier fait peau neuve et c'est mieux.
Samir, propriétaire d'un kiosqueà franceinfo
Le jeune homme a repris le kiosque à journaux de son père, ancré depuis 1972 en face de la sortie du métro. "Avant, cet endroit était défiguré par deux bâtiments abandonnés : cela ressemblait à d'affreuses verrues." Il montre du doigt l'ancien magasin discount Vano, laissé à l'abandon après un incendie, puis réouvert en 2015. L'épave s'est transformée en un restaurant à la façade blanche aseptisée : la Brasserie Barbès. L'autre bâtiment, laissé à l'abandon pendant vingt-quatre ans, est le cinéma Le Louxor. Racheté par la mairie de Paris en 2003, il a réouvert dix ans plus tard et est devenu la troisième salle de cinéma Art et essai la plus fréquentée de Paris, notamment grâce à l'association de riverains Paris-Louxor qui a accompagné le projet de réhabilitation.
"Ça fait un peu tache non, cette brasserie un peu chic entourée de vendeurs de maïs itinérants ?" lâche un jeune homme à sa compagne. "Ce débat sur la Brasserie Barbès, c'est un faux débat", s'étrangle Laurent Laborie, président de l'association Paris-Louxor. "Ils ont failli ouvrir un fast-food à la place. Est-ce que c'est mieux pour l'image du quartier ?" Pour lui, l'établissement s'intègre parfaitement dans le quotidien. "Les habitants les plus âgés boivent leur café sur la terrasse le matin, les jeunes viennent faire la fête et manger le soir", explique-t-il. Ce nouvel endroit s'était, à son ouverture, attiré les foudres de certains internautes.
La Brasserie Barbès, c'est bien ce que ce qui est dit : un ilot d'une bourgeoisie inouïe, presque gênante.
— Guillaume Dreyfus (@blackoiseau) 9 mai 2015
"La brasserie #Barbes est ouverte à tout le monde" disent les propriétaires, mais à 11 euros le cocktail...
— Pierre Le Texier (@pierre_lt) 8 mai 2015
"Moi, j'aurais préféré un fast-food", soupire Mokhtar. Ce manutentionnaire, ancien habitant de Barbès, s'est exilé en banlieue à cause de la flambée des prix de l'immobilier. "Je n'ai pas les moyens de manger dans ce genre d'endroit. C'est trop cher. On paye son café 3 euros. Trois fois plus cher que dans le troquet de l'autre côté de la rue." Il déplore l'arrivée de nouveaux habitants plus aisés. "Ils changent totalement l'esprit du quartier avec leurs épiceries bio et leurs restaurants hors de prix", fustige-t-il. Le vieux magasin Tati fait office de dernier rempart populaire face à ces nouveaux commerces : "Si Tati ferme, c'est quand même une grosse faille dans la lutte contre l'envol des loyers et la gentrification du quartier", explique Yankel Fijalkow. Cet embourgeoisement concerne les commerces, mais aussi les logements.
Un phénomène que Laurent Laborie, le président de l'association Paris-Louxor, a du mal à reconnaître. "Il existe un encadrement des loyers à Paris, rappelle-t-il. Pour lui, pas d'arrivées massives de nouveaux habitants, ni d'exil des anciens occupants : "On a le sentiment que ce quartier n'est pas tellement prisé par de nouveaux arrivants. De nombreuses familles y vivent depuis très longtemps." Pourtant, la flambée des prix des loyers illustre bien que le quartier est en mutation. Boulevard Barbès, le prix du mètre carré est de 7 069 euros en mai 2017 contre 5 160 euros en 2010.
"Avant, ce quartier ressemblait à un village"
Les inégalités s'accroissent, selon Yankel Fijalkow : "A Barbès, l'écart moyen de pauvreté entre les habitants est de 1 à 6. En moyenne, cet écart est de 1 à 3 à Paris." Pour le sociologue, cette situation crée du ressentiment parmi les habitants les plus modestes du quartier. "Il y a une grande violence verbale chez eux, ils fustigent les 'bobos', même si on ne sait même pas ce que ce terme signifie."
Ce mot est répété à l'envi par les habitants. "Moi, je ne les aime pas trop ces nouveaux bobos-là, soupire Abdel en rinçant des verres. Avant, c'était beaucoup mieux, ce quartier ressemblait à un village. Serge Gainsbourg venait picoler ici." Le gérant de l'établissement Au Clair de lune se targue de travailler dans un café ouvert depuis 145 ans, où des affiches de cinéma défraîchies sont éclairées par des néons roses. Théa, assise au comptoir, soupire en ajustant son étole en fourrure. "J'habite ici depuis quarante ans et l'ambiance est perdue. Avant, ouvriers, artistes, cadres se mélangeaient et trinquaient ensemble." Ce n'est visiblement plus le cas avec la nouvelle génération de jeunes actifs en baskets.
Pourtant, cette nouvelle population représente aussi une aubaine pour d'autres commerçants. "Les bobos, ils dynamisent le quartier. C'est une clientèle qui consomme et ramène du monde", explique un serveur. Son café est installé à quelques encablures du magasin Tati. "Grâce a eux, plus personne ne pense que Barbès est un repaire de voleurs et de drogués."
Samir, le kiosquier, a lui diversifié son offre. "Maintenant, je vends des exemplaires du New York Times à 3,20 euros, c'était impensable avant." Il continue quand même à proposer des canettes de soda, des briquets ou de plastifier des documents administratifs. Le jeune homme rêve à haute voix. "J'espère que si Tati ferme, ils mettront un magasin moderne à la place. Il faut vivre avec son temps."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.