Bénévolat, politique locale, gardes d'enfants… La réforme des retraites peut-elle déstabiliser la société française ?
C'est un angle mort de la réforme des retraites, dont l'ambition affichée par l'exécutif est de reculer l'âge légal de départ à 64 ou 65 ans, alors qu'il est aujourd'hui fixé à 62 ans pour toutes les personnes nées depuis le 1er janvier 1955. Encore plus que l'impact sur les finances publiques ou le niveau d'emploi des seniors, quelles seront les conséquences pour la société française de la future réforme, qui sera dévoilée mardi 10 janvier ? Les personnes aujourd'hui disponibles pour s'investir pour les autres, au sens large, vont-elles désormais passer leur tour et attendre quelques années, parce qu'elles sont occupées à travailler ?
Ces enjeux sont résumés dans le dernier rapport du Conseil d'orientation des retraites (COR) (en PDF), dont les analyses sont autant brandies par les défenseurs d'une réforme d'ampleur que par ses pourfendeurs. "Quel que soit l'impact précis d'un report de l'âge sur le produit intérieur brut, la croissance de richesses que l'on peut espérer d'une telle mesure est susceptible d'augmenter le bien-être des Français ; elle a toutefois pour contrepartie une diminution du 'temps libre' susceptible quant à elle de le diminuer", écrivaient les spécialistes dans leur texte publié en septembre 2022.
Une réforme "qui va nuire davantage à la vie associative"
Pour cerner les transformations diverses que pourrait provoquer cette réforme sensible, il faut déjà mesurer le poids qu'ont les seniors, catégorie d'âge aux contours flous, dans certains pans de la société française. A commencer par le bénévolat, secteur particulièrement investi par les actifs âgés et les retraités. "En France, un senior sur trois s'engage dans une association au moins une fois par semaine", explique Damien Cacaret, président de Silver Valley, un pôle d'innovation dans l'économie des personnes âgées.
La réforme peut-elle priver les associations caritatives et les clubs sportifs de bras et de cerveaux pour continuer à fonctionner, avec plus d'actifs occupés jusqu'à 65 ans ? "On peut se dire que si on repousse l'âge légal de départ à la retraite, on va peut-être avoir des personnes qui s'engageront plus tard", analyse Damien Cacaret, sur la base de l'étude La France des seniors, menée par son groupe.
C'est également ce que craint la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), "héritière de la lutte pour les congés payés en 1936", pour qui "le report de l'âge de départ à la retraite va nuire encore davantage à la vie associative et à l'engagement des plus de 60 ans, à leur capacité à vivre pleinement leur retraite et à transmettre aux générations futures". Dans un communiqué publié en octobre, la structure, marquée à gauche, s'appuie notamment sur les chiffres de France Bénévolat, qui constate une diminution du taux d'engagement bénévole associatif depuis la crise sanitaire, passé de 24% en 2019 à 20% en 2022. Sollicité à ce sujet, le secrétariat d'Etat à la Vie associative, occupé par Marlène Schiappa, n'a pas répondu aux questions de franceinfo.
Des effets collatéraux redoutés sur la vie politique locale
Cette tendance au désengagement risque de s'accentuer avec le recul de l'âge légal de départ à la retraite. C'était d'ailleurs déjà avancé parmi les quatre causes probables d'une baisse de l'engagement, déjà observée de 2010 à 2019 par France Bénévolat chez les 50-64 ans et les plus de 64 ans. Pour Sébastien Darrigrand, directeur général de l'Union des employeurs de l'économie sociale et solidaire (Udes), les gouvernances associatives seront à l'avenir "vieillissantes" car "c'est lorsqu'on a plus de temps qu'on peut réaliser un vrai investissement bénévole".
"La seule montée en âge [avec la réforme des retraites] va avoir des effets collatéraux, comme la fragilisation d'un certain nombre d'associations."
Sébastien Darrigrand, directeur général de l'Udesà franceinfo
De la même manière, l'investissement dans la vie politique locale pourrait lui aussi être affecté par ce recul de l'âge légal de départ à la retraite. Lors des dernières élections municipales, l'âge moyen des nouveaux maires était de 58,9 ans. Les édiles "sont de plus en plus âgés", notait l'Association des maires de France (AMF) en 2020, qui précisait que 55,3% des maires avaient plus de 60 ans après le dernier scrutin local.
"Si on arrive à maintenir un taux d'emploi constant en augmentant l'âge, on va se retrouver avec des gens moins disponibles pour tout, et ça pourrait avoir un effet sur la vie politique locale", avance Loïc Trabut, chercheur à l'Institut national d'études démographiques (Ined). Sur ce point, le secrétariat d'Etat à la Citoyenneté, contacté par franceinfo, n'a pas souhaité commenter l'impact de la future réforme.
"La difficulté de trouver des maires dans les petites communes est un mouvement général et l'évolution de la demande pour être maire ne sera pas uniquement dépendante du recul de l'âge", tempère François Jeger, cofondateur de l'institut Chiffres & Citoyenneté. L'ancien conseiller ministériel de Xavier Bertrand et Xavier Darcos milite de son côté pour "faire évoluer les indemnités et les missions" des maires, afin de permettre aux jeunes seniors, après 50 ans, de s'investir dans la vie politique locale tout en poursuivant leur carrière professionnelle.
Moins de gardes d'enfants pour les jeunes grands-parents ?
Au sein de la cellule familiale, le recul de l'âge légal de départ n'est pas non plus sans conséquence sur l'équilibre à long terme de la vie des jeunes seniors. Déjà, en 2010, le Centre d'analyse stratégique (CAS) insistait sur le maintien nécessaire de la "grand-parentalité active". "Avec l'allongement potentiel des carrières, se posera avec plus d'acuité le problème de la conciliation travail/hors travail pour les seniors, mobilisés par l'aide à leurs parents et à leurs petits-enfants", expliquait l'organisme, ancêtre de France Stratégie.
Aujourd'hui, vingt-trois millions d'heures de garde hebdomadaire sont assurées par les grands-parents pour leurs petits-enfants, soit l'équivalent de 650 000 emplois à temps plein, avance l'étude de Silver Valley. "C'est tout un équilibre et il faut être attentif à cela", défend Damien Cacaret. "Quand on mobilise les grands-parents pour les petits-enfants, ce n'est pas que le service marchand n'existe pas. Il est là, mais il est cher", avertit Loïc Trabut.
"Si on doit prendre une nounou tous les mercredis après-midi, ce n'est pas le même budget que de demander aux grands-parents de garder un ou plusieurs enfants."
Damien Cacaret, président de Silver Valleyà franceinfo
L'espoir, nuance Loïc Trabut, réside par exemple dans la réduction du veuvage en France, avec une hausse de l'espérance de vie des hommes qui rattrape légèrement celle des femmes. Ces seniors qui vivent plus longtemps pourront davantage s'occuper de leur partenaire si celui-ci devient dépendant, mais aussi garder leurs petits-enfants plus tardivement.
Il y a cependant un bémol : ces grands-parents disponibles seront de plus en plus vieux pour assurer la garde des jeunes descendants. "Et le poids qui reposera sur ces aidants sera plus fort", prolonge Loïc Trabut, qui redoute également un "développement du sous-emploi et du temps partiel, souvent haché", chez les actifs jusqu'à 65 ans. Ce, alors que l'espérance de vie en bonne santé à la naissance s'élevait en 2020 à 64,4 ans chez les hommes et 65,9 ans chez les femmes, selon les derniers chiffres de l'Insee, (contre respectivement 62,3 ans et 64,6 ans en 2005). Autrement dit : on vit plus longtemps en bonne santé, mais on passe l'essentiel de ce temps supplémentaire à travailler.
"Une réflexion sur l'engagement" selon les profils
Riches ou pauvres, ruraux ou urbains… Les spécialistes interrogés par franceinfo mettent tous en avant la nécessité de différencier les conséquences de cette réforme en fonction de la catégorie de seniors prise en compte. "Parler des seniors, c'est comme parler des jeunes : il y en a plein. Il faut segmenter", explique Sébastien Darrigrand.
"Chez certains types de bénévoles, comme ceux qui sont soucieux de postérité, la réforme peut entraîner une réflexion sur l'engagement. Entre le prolongement de leur activité professionnelle et le bénévolat, l'arbitrage pourrait se faire en faveur de la voie professionnelle, si on leur permet d'accompagner et de guider des jeunes au travail, par exemple", analyse Andréa Gourmelen, maître de conférences en sciences de gestion. "Chez d'autres bénévoles, comme les bénévoles hédonistes ou affectifs, qui s'engagent par plaisir de l'activité, un peu comme un loisir, la pratique du bénévolat devrait rester", estime la spécialiste des comportements des seniors.
Autant de situations à prendre en compte pour ne pas déstabiliser la société et permettre aux personnes de continuer à s'investir après 60 ans auprès de leurs petits-enfants, de leur club de sport ou du conseil municipal. "On peut imaginer des dispositifs différents pour dégager du temps pour les seniors", insiste le chercheur Loïc Trabut. Sur ce sujet, le gouvernement a ouvert la voie à un dispositif "carrières très longues" pour permettre à ceux qui ont commencé à travailler avant 18 ans de partir à 61 ans.
Sébastien Darrigrand défend pour sa part une "forme de congé de reconversion" pour amener ces personnes à "exercer des métiers moins pénibles, ou d'autres activités", avec l'idée de "décélérer à partir de 58 ou 59 ans". Avec une question fondamentale : "Est-ce qu'il y aura des sexagénaires volontaires pour baisser leur rémunération afin d'augmenter le temps consacré au bénévolat ?"
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