Attentat à "Charlie Hebdo" : comment les frères Kouachi ont échappé aux services de renseignements
Après la mort des deux hommes, dans l'assaut à Dammantin-en-Gouële (Seine-et-Marne), francetv info liste les ratés et les éléments qui expliquent ces failles.
Comment les frères Kouachi, soupçonnés d'avoir perpétré la tuerie à Charlie Hebdo mercredi 7 janvier, ont-ils pu échapper à la vigilance des services de renseignements ? C'est une des questions qui se posent, vendredi 9 janvier.
"Il y a une faille bien évidemment. Quand il a 17 morts, c'est qu'il y a eu des failles", a reconnu le Premier ministre sur BFMTV, vendredi soir. "C'est pour cela que nous devons tirer des leçons, analyser de près ce qui s'est passé. Nous le devons, ce devoir de vérité, aux victimes, à leurs familles et à nos compatriotes", a promis Manuel Valls sur TF1. Voici des éléments d'explications sur ces failles.
Le suivi des jihadistes est parcellaire
En 2014, la France a été confrontée à une explosion du nombre d'apprentis jihadistes partant pour la Syrie et l'Irak. Ils seraient actuellement 390 sur place, selon les dernières estimations du ministère de l'Intérieur, rendues publiques le 27 décembre 2014. Plus de 200 autres personnes ont manifesté des velléités de départ et environ 180 sont déjà revenues, selon ces mêmes estimations.
La question de leur retour et d'une éventuelle action terroriste sur le sol français est centrale. Mais il est impossible de suivre autant de personnes. "Alors que la DGSI [Direction générale de la sécurité intérieure, ex-DCRI] compte 3 500 employés, la filature vingt-quatre heures sur vingt-quatre d'un seul suspect en nécessite une quinzaine. Les services de renseignement se focalisent donc sur ceux qui leur paraissent être les plus dangereux", explique Libération.
Or, si les deux frères Kouachi "avaient fait l'objet de surveillance", "aucun élément incriminant susceptible d'entraîner l'ouverture d'une information judiciaire n'avait été relevé à leur encontre", a indiqué le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve, jeudi. Depuis août 2013, cinq attentats ont été déjoués dans lesquels des jihadistes de retour de Syrie étaient impliqués, a déclaré le Premier ministre. Mais pas les frères Kouachi.
"Ce n'est pas parce que vous êtes connu, logé, que vous êtes surveillé en permanence, confie à l'AFP Eric Dénécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). A un moment, la surveillance s'arrête, surtout si vous êtes assez malin pour vous tenir à carreau pendant un moment. Ce sont les trous inévitables dans les mailles du filet." Et les récentes attaques jihadistes en Occident procèdent d'une nouvelle logique : elles sont conduites par de toutes petites cellules autonomes agissant avec les moyens du bord.
Des jihadistes font profil bas pendant plusieurs mois
Parmi les candidats au jihad de retour en France, seuls quelques-uns sont préparés pour frapper en Occident. "C'est le moment le plus dangereux : la sélection d'un petit nombre de volontaires auxquels on va donner des cours de fabrication d'explosifs, de survie dans la clandestinité, de contre-filatures, de reconnaissance. Il sera alors très difficile de les différencier de ceux qui rentrent de Syrie parce qu'ils ont été écœurés, effrayés, dupés", détaille Louis Caprioli, ancien chef du contre-terrorisme à la DST (renseignements intérieurs français). Pour lui, ces "agents opérationnels" sauront "faire profil bas pendant six mois, un an ou plus s'il le faut. Le temps de se faire oublier avant de frapper".
Un avis que partage l'expert français des mouvements jihadistes Romain Caillet. "Pour les retours, il n'y a que deux options, dit-il à l'AFP. Soit ils ont fait défection (...), soit ils sont en mission." "Il y aura fatalement parmi ceux qui rentrent des agents dormants. Des gens auxquels on aura dit : 'A ton retour, fais cinq ans de prison s'il le faut, et à la sortie tu fais un attentat'. Ils sont patients, ils savent attendre."
Comme l'explique Louis Caprioli, jeudi lors du JT 13 heures de France 2, la personnalité du jeune Parisien ne laissait pas paraître une possibilité de passage à l'acte. "On les voyait comme des branquignoles, explique-t-il. [Chérif Kouachi] n'avait pas le profil d'un premier couteau, d'un responsable qui allait passer à l'action."
La coopération antiterroriste avec certains pays s'est arrêtée
En 2014, les enquêteurs ont réussi à contrôler le mieux possible les retours en procédant à de nombreuses arrestations, grâce à de bonnes relations avec la Turquie. "Le processus de repérage, de surveillance et d'interception des jihadistes de retour de la zone syro-irakienne est bien rôdé. La coopération avec les services turcs est bonne, désormais", assure le responsable de la lutte antiterroriste interrogé par l'AFP.
Mais ce n'est pas le cas avec le Maroc. Depuis dix mois, une crise diplomatique entre Paris et Rabat entraîne une absence d'entraide judiciaire et d'échanges d'informations sur les jihadistes, comme l'a expliqué mardi Le Figaro. Or, "on dénombre environ 1 500 Marocains (...) actuellement au sein des factions jihadistes en Syrie. Nous avons tout intérêt à croiser les éléments que nous pourrions recueillir sur cette zone de combat pour déterminer les exactions commises et prévenir les retours", explique un expert au quotidien.
La question d'une coopération plus directe, avec le régime de Bachar Al-Assad, se pose aussi. C'est pourquoi la DGSI a tenté, à la fin du premier trimestre 2014, selon les informations du Monde, de rétablir un lien direct avec les services de renseignement syriens afin d'obtenir des informations permettant d'anticiper les éventuelles menaces. Réponse du président syrien : la coopération sera possible quand la France décidera de rouvrir son ambassade en Syrie, fermée depuis le 6 mars 2012. En outre, le régime de Damas conditionne son aide à "l'arrêt des critiques publiques à son encontre du chef de l'Etat, François Hollande, et du ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius", selon une source issue du renseignement français citée par Le Monde.
Mais ce sont des exigences inacceptables pour Paris. La DGSI a dû, dans certains cas, passer par son partenaire allemand pour obtenir, indirectement, des informations sur des Français au cœur d'enquêtes en cours. Car l'Allemagne a fait le choix de poursuivre ses relations avec les autorités syriennes, et notamment leurs services de renseignement. "Berlin a, de la même manière, maintenu le contact avec le Hezbollah et l'Iran", explique Le Monde.
La liste noire du terrorisme n'est pas suffisamment efficace
Les frères Kouachi ne sont pas des inconnus des services de renseignement français. Mais aux Etats-Unis, ils figuraient carrément "depuis des années" sur la liste noire du terrorisme américaine, a déclaré, sous couvert d'anonymat, un responsable américain, vendredi, confirmant une information du New York Times (en anglais). A ce titre, les noms de Said et Chérif Kouachi apparaissaient sur la fameuse "No Fly List", qui interdit à ceux qui y figurent de prendre des vols au départ ou à destination des Etats-Unis.
Pourquoi, alors, les services de renseignements français n'étaient-ils pas au courant ? Difficile à dire. Car le 22 octobre 2014, un projet de loi a été présenté sur un accord sous forme d'échange de lettres entre le gouvernement français et celui des Etats-Unis, afin de renforcer la lutte contre la criminalité grave et le terrorisme. L'accord permet notamment d'échanger des informations sur les empreintes dactyloscopiques et les profils génétiques.
De son côté, l'Union européenne cherche encore des défenses européennes contre les jihadistes. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker a annoncé son intention de proposer aux Etats membres un nouveau programme de lutte contre le terrorisme au lendemain de l'attentat meurtrier contre Charlie Hebdo.
"Nous allons vérifier la qualité de la coopération entre les Etats membres", a relevé Jean-Claude Juncker. "La lutte contre le terrorisme relève d'abord de la compétence de chaque Etat, mais il est évident que des interconnexions doivent être mises en place", a-t-il insisté. La Commission veut renforcer la collecte et l'échange d'informations au sein de l'UE. Mais pour l'instant, elle se heurte aux réticences des Etats et des élus européens.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.