Après les attentats, "je pleure pour les victimes mais aussi pour mon fils en Syrie"
Elles ont un fils, une fille ou un frère en Syrie. Horrifiées par les attaques terroristes menées en France, ces familles n'en redoutent pas moins la mort de leur proche dans les bombardements intensifiés en Syrie.
Elles ont envie de crier, mais se murent souvent dans le silence. Les familles de jihadistes français partis en Syrie (près de 600, selon les derniers chiffres du gouvernement) sont prises, ces derniers jours, dans une contradiction insoluble. Horrifiées par les attentats du 13 novembre, elles n'en redoutent pas moins la mort de leurs proches depuis l'intensification des frappes françaises sur l'Etat islamique, annoncée au lendemain des attaques.
Alexandra* a passé la nuit du vendredi au samedi à vomir. Les "sentiments" qui l'ont traversée "n'existent même pas dans le dictionnaire" : "Un mélange de colère, de tristesse, de haine et de peur", nous explique cette jeune femme de 28 ans, dont l'un des jeunes frères est parti en Syrie au cours de l'année 2013. "Cela aurait pu être mon frère à la place des terroristes, même si je ne l'en crois pas capable", ajoute-t-elle d'une voix déterminée.
"Ils ont le cerveau essoré"
La question taraude les proches de jihadistes : ce frère, ce fils, cette fille seraient-ils capables de revenir commettre des attentats sur le sol français ? "Je connais mon fils, c'est impossible qu'il fasse du mal à qui que ce soit", assure Christine, dont le garçon de 28 ans a rejoint les rangs de l'Etat islamique en février 2015 avec Fabien Clain, dont la voix a été identifiée sur la revendication audio des attaques de Paris et du Stade de France. Mais cette mère le concède : "Ces gens-là sont capables de leur faire faire n'importe quoi. Ils ont le cerveau essoré."
Valérie de Boisrolin, dont la fille a rejoint la Syrie avec un Français radicalisé à l'âge de 16 ans et demi, en juin 2013, partage cette inquiétude. "Je ne suis pas dans le déni, contrairement à ces familles persuadées que leur enfant ne fait rien là-bas", souligne cette mère, qui a raconté son histoire dans un livre, Embrigadée (Editions Presse de la cité), et créé une association à destination des parents qui traversent le même drame, "malgré eux". "Actuellement, ils ont assez d'hommes sur le terrain et les femmes sont reléguées au foyer. Mais il faut s'attendre à ce que des filles deviennent kamikazes", lâche-t-elle, fataliste.
Ma fille, je ne la connais plus. Celle qui se trouve là-bas, c'est son enveloppe.
"Coucou maman, je suis vivant"
Certaines familles ont reçu des messages dans la foulée des attentats. Véronique Roy a vu ces mots s'afficher sur sa messagerie internet samedi midi : "Coucou maman, je suis vivant." Elle engage alors un échange avec son fils Félix, rapidement interrompu après une référence au Coran, indique-t-elle au Temps.
Alexandra, régulièrement en contact avec son frère Marc* via Skype, a elle aussi reçu de ses nouvelles, quelques jours après les attaques. "C'est lui qui a abordé le sujet : 'C'est 1/10e de ce qu'on vit au quotidien à cause des Français. On en ramasse tous les jours, des corps. La France tue plus de civils que de jihadistes'", s'entend-elle dire.
Même discours "stéréotypé" du côté du fils de Christine, Mathias*. "Il m'a lancé que 'la France avait du sang sur les mains', que 'notre président était venu taper en Syrie'", raconte cette quinquagénaire. Elle lui répond qu'on "ne peut pas répondre à la violence par la violence". En vain.
D'autres n'entrent plus dans le vif du sujet, évitent les débats de fond sur la religion ou l'Etat islamique, de peur de voir la conversation tourner court.
On parle de mon petit-fils, de la pluie et du beau temps.
Choquées et déroutées par les arguments extrémistes de leur proche, ces familles n'ont pour autant qu'une hantise : se fâcher avec lui avant qu'il ne meure. Car cette issue fatale est omniprésente à leur esprit. "J'ai tellement peur qu'il se fasse tuer. Je lui mets tous les jours des messages pour lui dire 'Rentre, je t'en supplie, ne te fais pas tuer. Si tu es mort, tu ne serviras à rien là-bas'", s'emporte Christine. "C'est mon fils, je le défendrai de toutes mes forces, jusqu'au bout, jusqu'à l'impossible", ajoute-t-elle.
C'est votre gamin, c'est une partie de vous.
"Pour moi, il est victime avant tout"
Alexandra se sent elle aussi obligée de se justifier auprès de son entourage, qui s'étonne qu'elle continue à appeler son frère. "Pour moi, il est victime avant tout. Il pense des choses horribles, mais il n'est pas né comme ça", explique la jeune femme, qui affirme avoir essuyé des commentaires agressifs sur Facebook après avoir partagé un article sur le refus des amalgames et surtout après avoir posté une pensée pour son frère sur le réseau social. Depuis les attaques, elle sort très peu de chez elle.
"On nous regarde comme si c'était nous qui avions tiré sur les gens vendredi", abonde Valérie de Boisrolin. "Ce qui s'est passé, c'est impardonnable et inacceptable, je le dis haut et fort. Mais la radicalisation d'un proche, ça peut arriver à tout le monde", poursuit-elle.
Même sentiment mêlé de culpabilité et d'injustice chez Dominique Bons, qui a créé l'association Syrien ne bouge à Toulouse, et dont le fils et le beau-fils sont morts en Syrie en 2013. "Les gens pensent 'Comment peut-on défendre nos enfants après les attentats qui sont arrivés ? Mais on est victimes de tout ceci", souligne-t-elle.
Une mauvaise rencontre au mauvais moment
Toutes ces familles décrivent un processus d'embrigadement pour expliquer le basculement de leur proche dans l'islam radical. Une mauvaise rencontre, au mauvais moment. "Léa* est tombée amoureuse d'un garçon dont elle n'aurait jamais dû", dit Valérie de Boisrolin. "Mon frère traversait des moments difficiles et il est tombé sur les mauvaises personnes au mauvais endroit, à Toulouse", note Alexandra. "Il a fait les mauvaises rencontres à un moment où, comme bien d'autres, il était fragile", observe encore Christine, dont le fils s'est radicalisé alors qu'il travaillait dans une entreprise de pièces détachées pour automobile en Seine-Saint-Denis.
"L'opinion publique ne comprend pas que c'est une emprise sectaire", témoigne Lydie, qui a raconté son histoire dans La Voix du Nord ainsi qu'auprès de France 2 et a été attristée par les commentaires critiques en dessous de l'article. "Il ne faut pas qu'on se monte les uns contre les autres", réagit-elle.
Nous sommes un ensemble de victimes d'un phénomène qui prend de l'ampleur dans cette société.
Sa fille unique, âgée de 20 ans, s'est radicalisée au cours de ses études de littérature en Allemagne, après s'être convertie en France. Sa mère dépeint une "jeune fille humaine, serviable, qui faisait de la musique et aimait sortir". "Elle avait besoin d'idéal, de spiritualité, elle est tombée sur des recruteurs", regrette-t-elle. La jeune fille brillante arrête ses études au bout de cinq mois, tombe enceinte et part en Syrie avec son compagnon, un Allemand également converti, en novembre 2014.
"Incapable de faire du mal à une mouche"
Les similitudes entre les profils de ces jihadistes, tels qu'ils sont décrits par leur famille, sont troublantes. Tous étaient perçus par leur entourage comme des personnes "gentilles, incapables de faire du mal à une mouche", fragiles, avec une sensibilité artistique et traversant un moment difficicle, en rupture avec la société et parfois avec leur(s) parent(s). "On n'était jamais l'une sans l'autre. C'était la petite fille à maman qui s'est émancipée du jour au lendemain", constate Valérie de Boisrolin au sujet de Léa. "Ils perdent leur libre arbitre, leur esprit critique", reprend Lydie, qui s'est tournée vers le Centre national d'accompagnement face à l'emprise sectaire (Caffes) à Lille.
Ils ne sont pas dans une croyance mais dans une vérité.
"A partir du moment où j'ai contacté le Caffes, j'ai déculpabilisé. On m'a dit que je n'étais pas une mauvaise mère. Que je lui avais donné une bonne éducation", poursuit-elle.
Toutes ces familles se disent impuissantes face au changement de discours de leur proche, qui apparaît derrière l'écran des messageries instantanées comme une enveloppe vide, répétant mécaniquement une rhétorique bien huilée. Toutes font part de leur envie de "secouer" cet enfant ou ce frère, pour qu'il revienne à la réalité. Et toutes sont très en colère contre les autorités.
"Mon frère était fiché S et frappé d'une interdiction de sortie de territoire", s'insurge Alexandra. Lydie avait signalé la radicalisation de sa fille, qui a tout de même pu rejoindre la Turquie depuis l'Allemagne. Le fils de Christine était également fiché S, mais a pu rejoindre la Syrie en se rendant en voiture en Grèce. "Ces mauvaises rencontres n'auraient jamais dû arriver sur notre territoire", s'alarme-t-elle. "Fabien Clain y vivait en toute impunité. Il a aussi pu partir en Syrie sans problème. Comment cela a-t-il pu arriver ? C'est inconcevable. Quand j'entends le Premier ministre se gargariser des 20 000 fiches S (dont 10 500 au titre de la mouvance islamiste radicale), elles servent à quoi ? Qu'est-ce qu'ils en font ? On les surveille comment ?" lance-t-elle, intarissable sur le sujet.
Il a fallu 130 morts pour qu'on prenne conscience que notre pays était en danger !
Faire le deuil d'un proche encore vivant
Depuis que leur proche a pu rejoindre la Syrie, ces familles vivent dans l'angoisse des bombardements et sont dans une situation impossible : faire le deuil d'un membre de leur famille encore vivant, mais dont la mort peut survenir à tout instant.
Lydie n'a plus de contacts avec sa fille depuis fin août et vit dans l'angoisse d'une mauvaise nouvelle. Christine, dont le fils est sans doute dans les environs de Raqqa, où les frappes sont les plus intensives, est accrochée à son smartphone, dans la crainte de voir apparaître un numéro syrien, de mauvais augure. Alexandra, elle, fait l'effort de se déconnecter de temps en temps, pour essayer de vivre sa propre vie. "S'il doit mourir, il mourra. Que je sois pendue au téléphone n'y change rien", tente-t-elle, philosophe.
Si elle meurt, il faudra faire un deuil sans corps, sans rien.
Le chagrin, déjà immense, est plus vif depuis les attentats du 13 novembre. "Mon Dieu, quelle tristesse", souffle Christine. "Je pleure pour mon pays, je pleure pour toutes ces victimes et je pleure pour mon fils."
* Certains prénoms ont été modifiés.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.