Nice, Saint-Etienne-du-Rouvray... Comment vivre avec l'idée d'un danger qui plane en permanence ?
Comment vivre avec la situation pesante que traverse le pays depuis l'attaque de Charlie Hebdo en janvier 2015 ? Voici ce que conseille un expert en psychiatrie des catastrophes.
Une nouvelle attaque terroriste. Mardi 23 juillet, deux assaillants ont tué un prêtre qui célébrait la messe dans une église de Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime). Douze jours plus tôt, la France était déjà frappée par l'horreur : un camion meurtrier s'est précipité sur la foule, tuant 84 personnes, et en blessant 300 autres. Depuis 18 mois et l'attaque contre la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, les Français apprennent à vivre avec la menace terroriste, et le risque qu'un attentat se produise.
Comment continuer à vivre avec l'idée d'un danger qui plane en permanence ? Comment gérer ses angoisses au quotidien ? Peut-on s'habituer aux annonces régulières de drames meurtriers aussi proches ? Pour essayer d'éclairer la question, francetv info a interrogé Christian Navarre, psychiatre responsable de la cellule d'urgence médico-psychologique du centre hospitalier de Rouen, auteur de Psy des catastrophes (éditions Imago).
Francetv info : Faut-il changer notre façon d'envisager le monde, face aux derniers évènements ?
Christian Navarre : La première chose à intégrer est un changement de notre société sur le long terme. Auparavant, la France était considérée comme un sanctuaire, quand bien même les derniers attentats ne dataient que de 1995. C'est une forme de déni par rapport à ce qui se passe depuis déjà des années à l'international. On parle là d'une notion en particulier : "l'oubli à mesure", c'est-à-dire ne pas voir ou ne pas vouloir intégrer le principe de réalité.
Il faut donc commencer par essayer d'appréhender ce nouveau climat qui s'installe en profondeur, est donc d'intégrer la réalité. Il faut prendre conscience, "accepter" la situation, pour pouvoir ensuite dépasser l'état initial de choc et d'incompréhension. Nous sommes maintenant dans un monde de tensions permanentes, qui entraînent des ripostes à long terme. Mais nous avons tendance, après chaque attentat, avec le temps qui passe, à oublier que ça pourrait se reproduire. Nous pensons que nous ne sommes pas encore un pays où des attentats récurrents peuvent devenir la norme.
Mais nous ne sommes pas dans la même situation que des pays où des attentats ont lieu quasiment tous les jours...
Ces pays, qui nous paraissent lointains, sont eux déjà habitués et ont appris a gérer cette situation. Eux ont déjà intégré ce nouveau paradigme. Pour nous, ce n'est pas encore le cas. Les Français doivent aussi commencer à l'appréhender comme étant notre nouvelle réalité.
Le conflit à l'origine de ces attentats est mondialisé, c'est une guerre asymétrique, il faut cesser de s'étonner des actions haineuses attisées par Daech. N'importe qui, surtout une personne fragile, peut désormais s'investir dans une mission de moine-soldat, séduit par l'idéologie du groupe terroriste. C'est bien malheureusement notre nouvelle réalité, c'est seulement en l'assimilant que l'on pourra réapprendre à vivre consciemment et aller de l'avant.
Une fois cette passée cette prise de conscience, comment faire face au sentiment d'impuissance ?
Il est normal qu'à chaque attaque se dégage un fort sentiment d'impuissance face aux évènements, la sensation d'être dépassés par la tournure que prennent nos vies, et de ne pas pouvoir y remédier nous-mêmes. Il faut se réapproprier les évènements, essayer de ne pas subir, rationaliser la situation.
Concrètement, il faut essayer d'entretenir sa bonne santé physique et mentale, même s'il faut garder en tête les nouveaux risques que l'on encourt. Être plus en alerte et conscient des dangers, sans rentrer dans la paranoïa. En quelques mots : ne pas nier la réalité, sans sur-dramatiser non plus, mais surtout ne pas banaliser le risque potentiel. Le but est de s'adapter à ce nouveau modèle tout en gardant un quotidien normal. Il ne faut pas s'isoler, garder les liens avec sa famille, échanger avec ses amis, ses proches. Autre condition pour avancer : ne pas ruminer le passé mais se tourner vers l'avenir, une fois passée la période de deuil, essayer de planifier, de se projeter, plutôt que de s'enfermer perpétuellement dans les évènements tragiques et de les ressasser.
Après le terrible 14-Juillet à Nice, la population a largement réagi avec des actes de solidarité, comme ça avait été le cas pour les attaques précédentes. Ceci reflète la volonté des gens de se rendre utiles, et de contrer ce sentiment d'impuissance. S'investir dans des associations de victimes, dans la réserve citoyenne, la Croix Rouge, donner son sang, ce sont des façons de contribuer à son échelle, de se sentir utile, de jouer un rôle dans la collectivité et d'adopter une attitude positive, de se prendre en main.
Comment interpréter alors l'autre réaction de certains citoyens qui se retournent contre l'exécutif, à l'image des sifflements pendant la minute de silence du 18 juillet à Nice ou des polémiques qui visent la justice ?
C'est comme pour le syndrome de l'enfant abandonné par ses parents : la confiance que l'on avait dans l'Etat se transforme en défiance des autorités. Ce sont des questions qui se posent logiquement après des attentats à répétition malgré des mois d'un état d'ugence censé mieux sécuriser le pays.
Nous devons nous demander "Qu'est ce que mon pays peut faire pour moi ?", sans oublier "Que puis-je faire, moi aussi, pour mon pays ?". Nous pouvons déjà noter une évolution lors de ces 18 mois dans la façon de penser et d'appréhender le danger et la situation : il y a à mon avis une prise de conscience de la chance d'être en vie par exemple, des bonheurs simples, de l'importance de la famille et des proches. C'est sans doute quelque chose que notre société avait perdu, le sens de la fragilité de la vie.
Mais à force de répétition, de nouvelles attaques, la résilience n'atteint-elle pas ses limites ?
Si nous ne sommes pas tous égaux face aux épreuves, certaines personnes reviennent d'enfers et s'en remettent. La résilience est infinie, il ne peut pas y avoir de limites : on ne peut pas simplement abdiquer de vivre, ce ne serait en aucun cas une solution. Si la pensée anglo-saxonne est plus pragmatique et rationnelle, la française est plus dans la compassion face aux épreuves subies. La population a tendance à être plus émotive dans ses réactions. C'est naturel, surtout quelques jours à peine après les attaques : il faut du temps pour pouvoir avoir le recul suffisant permettant de rationaliser les évènements.
Une fois que l'on se rend compte qu'il n'y a pas de marchandage avec l'ennemi, qu'il veut nous détruire, qu'il tue des innocents, des anonymes, maintenant des enfants, il faut aussi comprendre que ces attaques sont à voir comme un seul évènement. C'est une menace unique mais à caractère protéiforme, avec des attentats sous différentes formes, certes mais qu'il ne faut pas dissocier.
Ce positionnement psychologique est indispensable pour éviter de souffrir d'un ascenseur émotionnel en cas d'éventuelle nouvelle attaque. Je suis plutôt réaliste et donc pessimiste pour le futur, mais j'essaye d'adopter une attitude positive pour y faire face. Nous devons prendre sur nous pour affronter les évènements avec le maximum de sérénité et de courage possible.
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