ENQUETE FRANCETV INFO. Loi Evin : le lobby du vin fait le forcing au Parlement
Un amendement sénatorial entend ouvrir la porte à la publicité indirecte pour l'alcool dans les médias. Mais d'où vient-il exactement ?
Il pousse peut-être le bouchon un peu loin. Le sénateur de Gironde, Gérard César, propose d'atténuer les effets de la loi Evin pour mieux distinguer la publicité de l'information, et permettre aux médias de parler plus librement de vin sans risquer d'être poursuivis. Un impératif, selon lui, tant les contours juridiques seraient flous en matière de presse. "Toute évocation du vin, par exemple, dans un contenu journalistique, culturel, artistique, de divertissement ou encore œnotouristique peut être désormais condamnée", explique l'objet de l'amendement adopté le 6 mai au Sénat, dans le cadre d'une loi Macron décidément pleine de surprises. Celle-ci est examinée en commission spéciale de l'Assemblée nationale, et pourrait ensuite passer en séance, lundi 15 juin.
Cet amendement reprend l'argumentaire de la fédération Vin et Société, un puissant lobby constitué de 29 organisations nationales et régionales. Le 15 octobre dernier, son président, Joël Fargeau, s'exprimait ainsi dans un communiqué :"Toute évocation en faveur du vin même dans un journal ou une œuvre culturelle est condamnable. On n’y comprend plus rien." Mot pour mot, ou presque, comme le montre le montage ci-dessous réalisé par francetv info.
Coïncidence ? Pas vraiment. Gérard César connaît bien le groupe d'intérêt viticole, dont il a signé le manifeste. Le 20 avril, on le retrouve d'ailleurs à la tribune lors de l'assemblée générale du conseil interprofessionnel des vins de Bordeaux, à quelques sièges de Joël Fargeau, pour lancer la fronde contre la loi Evin.
"L'amendement a été réalisé par mes collaborateurs et en partenariat avec les organisations viticoles", admet d'ailleurs le sénateur à francetv info. Ce n'est pas la première fois qu'un tel amendement tente de forcer le passage. Le 3 avril, cette fois à l'Assemblée, le député socialiste Denys Robiliard dépose exactement le même texte, mais dans le projet de loi santé. Interrogé sur ce point, Gérard César assure pourtant qu'il "ne connaît que de nom" le député Robiliard. "Vous savez, des amendements identiques peuvent être déposés par des collègues", assure-t-il.
Vin et Société mène depuis deux ans ce qu'on appelle pudiquement en interne "un travail d'information et de pédagogie" auprès des élus. Un document d'explication leur est même destiné pour cibler l'article L. 3323 du code de santé publique, celui-là même qui est visé par les amendements parlementaires.
Les lobbies à l'Assemblée
Le 17 février, dans le salon Victor-Hugo de l'Assemblée nationale, 200 personnes sont réunies à l'invitation de l'association nationale des élus de la vigne et du vin (Aven) et des deux groupes d'études parlementaires qui planchent sur la question. Celui du Sénat est présidé par un certain Gérard César. A l'occasion d'une journée d'information, professionnels et élus se demandent "comment concilier vin et enjeux de santé publique ?". Ce jour-là, c'est Vin et Société qui se charge d'organiser la présentation de quelques initiatives de prévention menées en région. En l'absence de réels contradicteurs, dès la deuxième table ronde, "les échanges ont très vite dérivé vers la prochaine loi de santé publique", concède elle-même l'Aven. Et puis, "les discussions ont tourné autour de la revendication principale du monde viticole : la clarification de la définition de la publicité pour les boissons alcoolisées".
Les groupes d'études parlementaires – à l'Assemblée et au Sénat – ont permis aux lobbies de rencontrer directement les élus. La journée est donc l'occasion de lancer l'offensive contre la loi Evin, à l'occasion du débat imminent sur la loi de santé publique, révisée tous les cinq ans. Face aux professionnels remontés, Gérard César fait la promesse de "ne rien laisser passer". Il déposera son amendement le 7 avril, moins de deux mois plus tard.
Scarlett Johansson et Moët & Chandon
"Je veux trouver une solution pour que les médias ne soient pas condamnables quand ils parlent de vin", se justifie Gérard César. La solution ? Relâcher la pression sur les écrits et les photos consacrés à l'alcool. Pour convaincre les élus, Jacques Lallain, le secrétaire général de la rédaction du Parisien, avait même été convié, lors de la journée du 17 février, pour raconter la mésaventure de son quotidien après une série d'articles consacrés au champagne. Les élus ont bonne mémoire. Depuis, ils citent souvent cet exemple pour appuyer l'amendement César. L'argumentaire n'a guère changé depuis 2008, quand le sénateur avait déposé une autre proposition de loi sur la publicité, imité la même année par les députés Richard Mallié, Thierry Mariani et Jacques Bascou, auteurs chacun d'un texte.
La presse est-elle vraiment si corsetée quand il s'agit de parler de vin ? En réalité, il n'existe que trois précédents de publications condamnées pour une publicité déguisée en faveur de l'alcool. La dernière a été prononcée en 2013, à l'encontre du magazine Paris Match, pour des photos de Scarlett Johansson. Sur une page people publiée en janvier 2011, l'actrice américaine était juchée sur un escabeau, avec une imposante bouteille de champagne dans les mains. La légende décrivait avec gourmandise : "L'actrice pétille pour Moët & Chandon."
Le fragile équilibre de la loi Evin
Derrière la défense de la presse se cache évidemment un fort intérêt financier. Très ancré dans le territoire, le secteur viticole fait vivre plus de 550 000 personnes, selon les chiffres avancés par Vin et Société, avec des enjeux financiers colossaux. D'autant plus que le secteur s'est engagé dans la voie de l'œnotourisme. Trois grands projets doivent bientôt sortir de terre : une Cité des civilisations du vin à Bordeaux (Gironde) en 2016, une Cité des vins de Bourgogne à Beaune (Côte-d'Or) en 2017 et une Cité internationale de la gastronomie et du vin à Dijon (Côte-d'Or) en 2018. Les professionnels redoutent une communication bridée par la loi Evin et font tout pour la faire évoluer.
Un objectif qui ne date pas d'hier. La loi Evin est dans le collimateur du lobby vinicole depuis de nombreuses années et, en coulisses, il s'active pour atténuer le cadre législatif. Ils peuvent compter sur la persévérance des parlementaires, notamment ceux issus des territoires vinicoles. Depuis 2003, l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (Anpaa) a dénombré pas moins de 24 propositions de loi et deux amendements, soit un peu plus de deux par an en moyenne. Les parlementaires favorables au secteur viticole sont particulièrement inspirés lors des années post-présidentielles.
Certains élus sont plus tenaces que d'autres. A ce petit jeu, le champion du secteur viticole est le sénateur PS de l'Aude Roland Courteau, auteur de 7 propositions de loi et d'un amendement, toujours selon le décompte de l'Anpaa. Des parlementaires de l'Hérault (3), de l'Aude (2), de la Gironde, de la Côte-d'Or, du Vaucluse et de la Marne sont notamment représentés.
"Parmi les députés qui soutiennent les positions viticoles, nous savons bien qu'ils ne sont pas tous activistes, assure Alain Rigaud, président de l'Anpaa. Un certain nombre, d'ailleurs, ne connaissent pas toutes les subtilités de la loi Evin. Mais avec l'amendement César, ils la rendront inapplicable sans avoir l'air d'y toucher. Il va y avoir une explosion de toutes formes de communication qui font la promotion de boissons alcoolisées, sous couvert d'information." Il imagine déjà des soirées people avec des marques d'alcool en évidence, émaillant les pages des magazines. Scarlett 1, Evin 0 ?
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