"Une question de survie" : comment une habitante de Calais s'organise pour héberger clandestinement des migrants
Deux mois après le démantèlement de la "jungle" de Calais, les migrants sont toujours là, moins nombreux. Certains sont revenus, d'autres ne sont jamais vraiment partis. Franceinfo a pu se rendre dans une famille qui héberge des migrants.
Au premier coup de sonnette, personne n’a ouvert. Au deuxième non plus. Il a fallu un SMS – "c'est nous" – pour rassurer les habitants sur notre identité et nos intentions. Finalement, un jeune homme, mal rasé et mal réveillé, entrouve la porte de quelques centimètres, juste de quoi se glisser dans l'entrebâillement, avant de la claquer derrière nous. De cette maison de Calais (Pas-de-Calais), vous ne saurez rien, pas même la couleur de la boîte aux lettres. Question de sécurité pour ses occupants : comme elle en a pris l'habitude, Florence* y héberge gracieusement deux migrants depuis le 16 décembre. Pas facile dans une ville où la question des réfugiés a exacerbé les tensions ces dernières années.
Dans un anglais approximatif, Hassim marmonne qu'il vient du Soudan, précisément du Darfour, où la guerre fait rage depuis des années. Mineur, il a connu la "jungle" de Calais pendant un an, avant d'être mis dans un bus lors du démantèlement du camp fin octobre et placé dans un Centre d’accueil et d’orientation (CAO) dans la région. Pour finalement revenir ici : "Ma famille est en Angleterre, moi je veux juste la rejoindre là-bas." L’histoire de Pierre est différente. Lui a fui le Cameroun il y a trois ans pour des raisons politiques. Le gaillard de 25 ans n’a jamais mis les pieds dans la "jungle", mais il a connu la rue à Paris, "les squats", "la débrouille". Il n'est que de passage à Calais. "Mon projet, c'est de rester en France, pour y faire ma vie", raconte ce demandeur d'asile.
"Quand je vois quelqu'un en détresse, je ne peux pas ne rien faire"
Quand Florence a su que tous les deux n'avaient nulle part où dormir, elle a proposé son toit. "C’est dans ma nature. Quand je vois quelqu'un en détresse dehors, je ne peux pas ne rien faire. C'est sûrement lié au fait que j'ai beaucoup, beaucoup voyagé dans ma vie." A Calais, pour aider les réfugiés, elle a commencé "petit". D'abord une douche, un peu de wifi, un coup de téléphone à l’étranger. Puis un repas, et enfin ses chambres d'amis à l'étage. Celle d’Hassim est à gauche sur le palier. Sur le parquet, traînent quelques-unes de ses affaires, une valise noire, un sac à dos, une paire de chaussettes, et son ballon de foot. Celle de Pierre, "la plus mal rangée", est en face. Sur le bureau, sa bible et une chemise cartonnée où il "range tous [ses] papiers officiels".
Ce matin-là, à Calais, il doit faire 5 degrés dehors. Et à 11 heures, le gel tapisse encore de blanc les pelouses du lotissement. Ce n’est pourtant pas le froid qui bloque Hassim et Pierre à la maison, mais plutôt la peur des problèmes. Il y a quelques jours, parce que ça le démangeait, Hassim a essayé de sortir pour aller faire un foot. Il est vite rentré. "Il ne s’était pas rendu compte des risques qu’il prenait, se souvient Florence. Pour lui, taper dans la balle n’avait rien dangereux. Normalement, oui. Mais pas à Calais, pas dans sa situation." Il a donc fallu lui réexpliquer ce qui se passerait pour lui s’il venait à être arrêté. "Quelques heures en garde à vue, et certainement un séjour dans un centre de rétention", imagine Jérémy, bénévole impliqué dans l'accueil citoyen à Calais.
Même pour Pierre, demandeur d'asile et donc pas expulsable, c’est assez compliqué. "J’ai pourtant des papiers, lâche-t-il, en tirant sur sa cigarette. Mais je sais qu’ils arriveront toujours à me trouver des problèmes." Il raconte que des policiers ont débarqué un matin dans sa chambre d'hôtel à Calais, il y a peu, "juste pour vérifier mon identité." Jérémy en est persuadé, "ce sont des gens qui l'ont dénoncé". Alors, en attendant, ils regardent la télé chez Florence. Les émissions de sports surtout. Sinon, ils se partagent la cuisine et la vaisselle, et apprennent le français et l'anglais grâce à des petites fiches.
"Il y a déjà eu de la délation, maintenant on fait gaffe"
La discrétion est la règle dans beaucoup de familles qui hébergent des migrants. "On se protège au maximum, pas la peine de créer des problèmes, explique Jérémy. Voilà pourquoi on a demandé au taxi de nous déposer 200 mètres plus loin. Il y a déjà eu des cas de délation, maintenant on fait gaffe." La rencontre a d’ailleurs failli par avoir lieu dans un café, loin de la ville, histoire d’être en sécurité. Au final, Florence a accepté qu’on se pose sur son canapé. La quinquagénaire a de la chance, ses plus proches voisins sont au courant, et elle sait qu’elle n’aura pas de problème. Mais en dehors du quartier, pas question de le crier sur tous les toits. Jérémy explique qu’il fait attention à qui il donne son numéro de téléphone. Pour ne pas éveiller les soupçons, il ne s’éternise pas devant la gare où, ce jour-là encore, trois camionnettes de CRS sont postées. D’autres bénévoles sont carrément devenus "paranos".
L'une d'entre elles, Adèle, fait état de véritables "jeux de pistes" avec les forces de l’ordre.
Maintenant, quand on veut distribuer des vêtements ou de la nourriture, ça ne se fait plus dans les maisons.
Adèle, bénévole à Calaisà franceinfo
"Il faut ruser, on fait ça à l’extérieur de la ville, on fixe des lieux de rendez-vous à la dernière minute par texto", raconte-t-elle, la voix cassée par "une sale grippe" qui l’empêche en ce moment d’être "à 100% avec les réfugiés." Entre deux médicaments, elle gère le planning d’une quinzaine de familles d’accueil. "Certaines ont de la place pour une nuit, d’autres pour deux." Et puis il y a celles qui se désistent "parce que trop flippées." Elle comprend très bien, sa voiture a déjà été fouillée par la police. Signe de cette tension permanente, "les flics ont débarqué dans une rue après avoir eu une info comme quoi des migrants dans l’illégalité s’y cachaient." Elle conseille donc à tout le monde de ne "pas trop s’approcher des fenêtres."
Florence ne veut pas en arriver là.
Je n’ai pas le sentiment d’être meilleure que les autres. Je ne fais que répondre à une question de survie de gens qui galèrent, qui veulent juste manger, boire, dormir. Point final.
Florence, habitante de Calaisà franceinfo
A Calais, tout le monde a entendu parler de ces affaires d’aide au séjour irrégulier, comme cet universitaire poursuivi pour avoir prêté assistance à des migrants dans la vallée de la Roya (Alpes-Maritimes). Depuis 2013, la loi précise tout de même que les "actions humanitaires et désintéressées" menées en vue de "préserver la dignité" ne sont plus considérées comme des infractions. "Moi, je ne crains rien, dit Florence. C'est surtout par rapport à Hassim que c’est plus compliqué, étant donné qu'il est mineur. Après, c’est argument contre argument. Au moins, si l'on m’arrêtait, ça me donnerait l’occasion d’expliquer ma démarche."
"Migrant, tu as encore moins d’importance qu’un lampadaire"
A ce sujet, elle a beaucoup de choses à dire. Elle met en avant l’enrichissement personnel que lui procure cet accueil citoyen. Avec le temps, et au fil de ses rencontres, elle a appris à parler allemand, anglais, espagnol, et à baragouiner quelques mots d’arabe et de pachtoune. Elle est persuadée qu'offrir un café peut changer le regard de quelqu'un sur notre pays.
Si j'avais une baguette magique, j'aimerais que chacun fasse l'expérience une fois d'aider quelqu'un, juste une fois. Ça changerait franchement les choses. Le problème, c'est que ce n'est pas encouragé politiquement
Florence, habitante de Calaisà franceinfo
Pierre ne peut pas dire mieux, lui qui a souvent eu l’impression de ne pas exister au regard des autres. "On t’évite, on change de trottoir, on ne te regarde pas, raconte le demandeur d'asile. Tu as encore moins d’importance qu’un lampadaire. L’indifférence, c’est terrible."
Pour des raisons personnelles, Florence ne pourra plus héberger Pierre et Hassim au-delà du 2 janvier. "Pas grave, c'est déjà beaucoup", sourit Pierre, qui devra encore refaire sa valise. Jérémy, le bénévole, pense avoir "quelques plans", "mais ce n'est jamais idéal de trimbaler les gens à gauche à droite". Le travail des bénévoles se poursuit, malgré le démantèlement du camp : selon les associations, au moins plusieurs dizaines de migrants sont toujours livrés à eux-mêmes, sans solution d'hébergement pérenne.
* Tous les prénoms ont été changés, à la demande des intéressés.
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