INFO "CASH INVESTIGATION". Ces entreprises qui vendent leurs systèmes de sécurité aux pires dictatures de la planète
Lors du tournage du documentaire de "Cash Investigation" consacré au marché de la sécurité, nous avons arpenté les allées du salon Milipol Paris, lors de sa dernière édition, en novembre 2013. Nous avons croisé des entreprises françaises qui font affaire avec des dictatures, mais aussi Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur.
Le Milipol, organisé sous l’égide du ministère de l’Intérieur français, est aux policiers et gendarmes du monde entier ce que le Salon de l’agriculture est aux agriculteurs : un événement incontournable, mais bien moins salissant, du moins en apparence…
Car ce salon réservé aux professionnels de la sécurité, qui se tient les années impaires à Paris et les années paires à Doha, au Qatar (la prochaine édition du Milipol Paris aura lieu du 17 au 20 novembre 2015), est un sympathique marché où l’on croise de nombreux représentants de régimes autoritaires à la recherche de solutions sécuritaires dernier cri permettant, le cas échéant, de surveiller et réprimer leur population. Logiciels d’espionnage, armes en tout genre, vidéosurveillance, matériel de protection pour forces de l’ordre… Madame, monsieur, voyez ce solide bouclier de CRS assorti à ses grenades lacrymogènes !
Bien sûr… On imagine ce que vous pensez, notre vision est un peu réductrice. Le Milipol accueille aussi et surtout des professionnels de la sécurité venant de bonnes démocraties innocentes et fragiles. Quant aux marchands de sécurité, ils respectent tous les règles internationales en matière de vente d’armes. Suivez-nous, allons vérifier.
Les vendeurs de logiciels espions sont de grands timides
D’abord au stand d’Advanced Middle East System, une entreprise enregistrée aux Emirats arabes unis, mais représentée par d'anciens responsables de la société française Amesys, qui s'était fait connaître en ayant conçu un système de surveillance massive de l'internet à la demande de Mouammar Kadhafi. Accusée de complicité de torture, Amesys avait préféré se débarrasser de cette patate chaude en revendant son système espion à son chef de projet, Stéphane S., un grand timide qui a eu bien du mal à répondre aux questions d'Elise Lucet. Au passage, remarquez qu’Amesys est l’acronyme d’Advanced Middle East System.
Nous avons également rendu une petite visite aux représentants du britannique Gamma group, dont la suite de solutions de surveillance FinFisher est l’une des plus redoutables au monde. Remarquez, là encore, comme ces vendeurs de logiciels d’espionnage détestent qu’on les filme.
Mais c’est surtout dans le sillage de Manuel Valls (alors ministre de l'Intérieur) que nous avons pris une petite leçon de technique commerciale en milieu hostile. En novembre 2013, au moment du Milipol Paris, Bahreïn figure discrètement parmi les invités d'honneur du salon, en la personne de Rachid Ben Abdullah Al-Khalifa, ministre de l’Intérieur de ce petit Royaume du golfe Persique. Fier de présenter à son homologue le savoir-faire français en matière de sécurité – la France est l’un des principaux fabricants de matériel anti-émeute, en particulier de grenades lacrymogènes – Manuel Valls oublie simplement que notre pays s’est engagé deux ans plus tôt à ne plus vendre au Bahreïn ce type de produits destinés au maintien de l’ordre ou à la surveillance.
Comment Manuel Valls rétablit le contact avec le Bahreïn
Dès le début du soulèvement populaire bahreïni, à l'hiver 2011, contre le pouvoir autoritaire du roi Hamed Ben Issa Al-Khalifa, la France a officiellement pris ses distances avec ce dernier. Les émeutes débutent le 14 février 2011, la répression fait immédiatement plusieurs morts. En réaction, Paris suspend les livraisons de matériel pouvant être utilisé à des fins de répression, dès le 17 février dixit le ministère de la Défense français. Un engagement unilatéral et symbolique, pris pour réaffirmer la position française sur la défense des libertés et des droits de l’homme en plein déclenchement des printemps arabes.
Une telle décision met un coup d'arrêt automatique à l'accord de coopération sur la "sécurité intérieure et la défense civile" signé entre la France et le Bahreïn en avril 2009.
A l'époque du salon Milipol de 2013, la répression menée à Bahreïn depuis 2011 a déjà causé la mort d'une centaine de personnes, selon le décompte tenu par les ONG locales. Officiellement donc, le Bahreïn ne peut en aucun cas être un client potentiel pour les vendeurs de matériel de "maintien de l'ordre" présents au Milipol : car quand bien même le royaume voudrait acheter des grenades lacrymogènes ou du matériel anti-émeute pour sa police, la France s'est engagée trois ans auparavant à ne pas donner suite. Or vous allez voir comment Manuel Valls rétablit le "contact commercial" avec le ministre de l’Intérieur bahreïni. Tout est filmé. Un moment rare.
Officiellement, la France n'a jamais dérogé à sa promesse de ne pas exporter du matériel "pouvant être utilisé à des fins de répression" vers le Bahreïn. Mais sur place, la réalité semble bien différente. Comme le révèlent des photos publiées par le site Orient XXI, des grenades lacrymogènes de marque Alsetex ont été trouvées à Bahreïn en janvier 2015. Soit quatre ans après la promesse du ministère français de la Défense. Ces grenades lacrymogènes proviennent-elles de vieux stocks livrés au Bahreïn avant l'interdiction ? Difficile à croire. Car selon les informations inscrites sur le matériel d'Alsetex, leur année de production est 2012, soit bien après l'entrée en vigueur de l'interdiction. Ni Alsetex ni le ministère de la Défense ne se sont exprimés sur ces nouvelles découvertes. Les révélations d’Orient XXI sont ici.
Amesys : vendeur, mais pas responsable
Concernant Amesys, plusieurs Libyens, torturés sous Kadhafi après avoir été identifiés grâce au système de surveillance d'Amesys, ont été entendus par la justice française en juillet 2013, dans le cadre d'une plainte déposée par la FIDH et la LDH contre Amesys pour complicité de torture, en 2012. En février 2015, les ONG publiaient un rapport déplorant les lenteurs de la justice, et révélant comment le parquet avait tenté de qualifier leur plainte d'irrecevable, au motif "qu’il paraît difficile de considérer que la vente de matériel puisse être constitutive d’actes de complicité de faits criminels commis avec lesdits matériels par les acquéreurs (et) qu’en effet vendre à un Etat des matériels ne saurait être en soi un élément constitutif de l’infraction". L'affaire suit son cours.
Notre collaborateur Jean-Marc Manach, coauteur du documentaire de "Cash Investigation" Le business de la peur, a consacré une BD à cette affaire, Grandes Oreilles et Bras cassés, dessinée par Nicoby et sortie en août 2015 chez Futuropolis, qui en publie les bonnes feuilles pour francetv info.
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