L'improbable envoûtement des reclus de Monflanquin
De 2001 à 2008, onze membres d'une même famille bourgeoise bon teint du Sud-Ouest s'enferment dans leur château sous les ordres d'un certain Thierry Tilly. Avant-goût d'un procès haut en couleur.
La rencontre
1999. Ghislaine de Védrines, épouse Marchand, prend la tête d'une école de secrétariat pour jeunes filles de bonne famille, à Paris. Elle désire la faire rénover, un ami lui recommande Thierry Tilly, 35 ans, entrepreneur de son état. Raie de côté façon premier de classe, un petit air de Bill Gates, l'homme tient plus du gendre idéal que du dangereux gourou. Et pourtant. "Il fait partie de ces gens qui parviennent à se convaincre eux-mêmes de ce qu'ils inventent", estime une magistrate citée par Le Parisien. C'est "le Léonard de Vinci de la manipulation mentale", explique Me Daniel Picotin, avocat d'une partie des victimes.
Petit à petit, Tilly devient le second de Ghislaine de Védrines. Elle le nomme directeur adjoint, il transforme l'établissement en camp retranché avec vidéo-surveillance et vigiles. La mère de famille, elle, se met à porter des lunettes noires en permanence, imagine que des véhicules blancs la suivent, voit des hommes suspects avec des oreillettes la surveiller.
Son mari, Jean Marchand, ne voit rien venir. Journaliste économique, bonhomme, il se confie en 2004 à M6 : "Nous étions une famille classique, normale, ordinaire et surtout heureuse." Certains comportements de sa femme l'inquiètent, mais Thierry Tilly "présente bien" et "ne paye pas de mine". En novembre 2000, alors qu'il pensait être seul dans leur résidence secondaire de Monflanquin, Jean Marchand se retrouve enfermé près de 48 heures par ses deux beaux-frères sous l'œil impassible de la grand-mère qui tricote. "Tu es en danger, tu ne sortiras d'ici sous aucun prétexte", lui disent-ils. Quand elle arrive, Ghislaine Marchand minimise son implication dans l'épisode. Jean veut "passer à autre chose", ils se concentrent sur les préparatifs du mariage de leur fille. Sept jours après la noce, tout bascule.
Le tournant
7 septembre 2001. Une semaine jour pour jour après la grande fête, Jean Marchand met de l'ordre au château. Au beau-milieu de l'après-midi, arrivent Ghislaine et ses deux frères,"bizarres, figés, étonnamment rigides", raconte-il à M6. Il vient à leur rencontre sur le perron. Elle jette un bouquet de fleurs séchées et un gant de jardin à ses pieds et lui lance : "Voilà les signes de ton réseau maléfique." Les beaux-frères sont hystériques, disent "obéir à des ordres". Elle lui explique très sérieusement qu'elle sait qu'il fait partie d'une secte, l'aide à faire ses bagages et le dépose à la gare d'Agen (Lot-et-Garonne).
Trois jours plus tard, il découvre dans un bureau un e-mail de Thierry Tilly expliquant, dans les moindres détails et "sur le ton de l'instruction", la scène de son expulsion. Et remarque que leurs comptes communs ont tous été dépouillés. Il porte plainte et prend alors connaissance du passé judiciaire de Tilly : gérant de six sociétés, toutes placées en liquidation judiciaire, condamné à une interdiction de gérer en 2000, sous le coup d'un procès pour abus de biens sociaux. Enfin, il découvre que sa femme n'est pas le seul membre de la famille de Védrines à avoir perdu pied.
L'enfermement
"Moins naturels", "fatigués", ses nièces et son gendre affichent eux-aussi des changements de comportement. Un par un, ils seront onze issus de trois générations de la lignée à venir s’enfermer dans leur château de Martel, à Monflanquin. Guillemette de Védrines, la grand-mère, plus de 80 ans au moment des faits, issue d'une grande famille noble protestante. Ses trois enfants : Philippe, cadre dans l'industrie pétrolière, Ghislaine, donc, et Charles-Henri. Ce dernier, gynécologue obstétricien qui rêve de politique et était candidat non-éligible sur la liste d'Alain Juppé aux municipales de 1995, plaque tout en un week-end, dévisse sa plaque et va s'enfermer dans la demeure familiale.
Avec eux, compagnes et enfants, dont certains sont à peine adultes. La fille de Ghislaine, par exemple, tout juste mariée, rejoint sa famille à Monflanquin pour les fêtes de Noël et y reste, sans prévenir.
Le village de 2 400 âmes dans lequel la famille est implantée depuis des siècles n'en revient pas. Bien sous tous rapports, notables du coin, les Védrines connaissent tout le monde. Leur château, une bâtisse du XVIe siècle surplombe les maisons aux toits de tuiles rouges grisées par le temps et les étendues de verdure. Ghislaine et Jean Marchand y ont implanté avec succès un festival de chant lyrique. Et pourtant. "Nous les voyons passer en coup de vent pour aller faire leurs courses, toujours par deux ou trois, jamais seuls, [...] la conversation se limite à bonjour-bonsoir", raconte un de leurs anciens amis au Monde (article payant), en 2003.
Les reclus accusent tout le monde d'être des francs-maçons, "jusqu'au plus petit paysan du coin", rapporte le quotidien. Certains se font insulter : "'Tu participes à des messes noires, et à des partouzes', dit Charles-Henri à un ami.""L'une se fait traiter de 'salope'", raconte l'envoyé spécial de Libération la même année.
L'engrenage
Si Thierry Tilly n'apparaît plus après le printemps 2001, il donne ses ordres à distance, par téléphone ou e-mail. Se sert des uns pour surveiller les autres, voire les punir. Tous les ponts avec leurs proches sont coupés. La gardienne du château de Martel, à Monflanquin, voit les propriétaires enfermés, persuadés que "des personnes, partout, veulent les assassiner", regardant la télé et jouant au ping-pong toute la journée. Ils ne paient plus leurs impôts. En 2003, le fisc saisit tous les meubles de la propriété. Ils déménagent à quelques kilomètres de là, où l'un des fils possède une demeure. Là encore, le lieu est ultra-protégé, ils ne sortent que lorsqu'ils y sont obligés. Trois d'entre eux disparaissent même totalement. A partir de 2006, ils rejoignent Thierry Tilly à Oxford, où ils abandonnent leur précédent niveau de vie. Charles-Henri, le médecin, devient jardinier, Christine, vendeuse chez un traiteur, rappelle Le Parisien. Et c'est Tilly qui récupère leurs salaires. Vente de bien et siphonage de compte en banque, le total des sommes versées au gourou atteindrait 4 à 5 millions d'euros.
L'issue
C'est par la femme de Charles-Henri que vient le dénouement. Elle est la première à émettre quelques doutes en interne. Et le paye cher. Thierry Tilly lui inflige et lui fait infliger par les siens "des supplices physiques et mentaux d'une rare cruauté", raconte Le Monde (article payant). Elle est attachée sur un tabouret, maltraitée, empêchée de dormir plusieurs jours d'affilée puis assommée de médicaments, détaille le quotidien. Christine de Védrines finit par s'enfuir, "grâce à l’aide et la lucidité de son patron, un traiteur français installé à Oxford", selon Libération, laissant mari et enfants en Angleterre. Même si son beau-frère et sa compagne ont déjà lâché le groupe quelques mois auparavant, c'est sa plainte, en mars 2009, qui permet au juge bordelais de lancer un mandat d'arrêt européen contre Tilly.
Thierry Tilly est interpellé en octobre de la même année à Zurich (Suisse), au cours d'un de ses nombreux passages pour déposer de l’argent sur les comptes de la Blue Light Foundation, une pseudo association humanitaire québecoise dont les deux représentants, Jacques Conan et Jacques Gonzales, ont à leur tour été écroués quelque mois plus tard, raconte Le Parisien. Jacques Gonzales pourrait être le donneur d'ordres de Tilly, ou, hypothèse avancée par Sud Ouest, avoir manipulé le manipulateur. Plusieurs témoignages rapportés par le quotidien régional l'accréditent.
Mais alors même que leur gourou a été interpellé, le clan reste enfermé dans sa prison mentale, persuadé que l'arrestation est le fait de ceux qui les menacent. Ce n'est que grâce à l'opération quasi-commando, qui les a exfiltrés de leur maison d'Oxford en décembre 2009, avec l'aide d'un psychanalyste et d'un criminologue, qu'ils en sont sortis. "Nous les avons réveillés", a expliqué l'avocat de plusieurs victimes, Daniel Picotin, à Libération. A leur sortie, le quotidien les décrit "dévastés, ruinés, fatigués, en pleurs, après huit ans de délire".
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