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Crevettes de Thaïlande : "Les entreprises savent depuis longtemps qu'il y a de l'esclavage"

Le quotidien britannique "The Guardian" a révélé, mardi, l'existence d'esclaves dans la chaîne de production de crevettes vendues à travers le monde. Entretien avec Annette Lyth, du programme de l'ONU contre le trafic d'êtres humains.

Article rédigé par Yann Thompson - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Un homme originaire du Cambodge travaille sur un bateau de pêche, le 25 février 2010, près de Bangkok (Thaïlande). (NICOLAS ASFOURI / AFP)

L'esclavage existe encore. Mardi 10 juin, le quotidien britannique The Guardian lui a donné des noms et des visages. Dans l'enquête (en anglais) mise en ligne par le journal, Vuthy, Aung Myo ou encore Kyaw racontent leur parcours d'esclave, après avoir été livrés, en Thaïlande, à des capitaines de bateaux de pêche en haute mer. Des journées de vingt heures, de la sous-nutrition, des meurtres, parfois par écartèlement… Au bout de la chaîne, des crevettes dans des supermarchés du monde entier, nourries grâce au produit de cette pêche.

Crevettes : arrière-goût d'esclavagisme (France 3)

La situation n'est pas nouvelle. En 2009, une équipe de l'ONU a mené une enquête sur le sujet, révélant que plus de la moitié des anciens esclaves rencontrés avaient déjà assisté au meurtre d'un de leurs collègues à bord. Pour en savoir plus, francetv info a interrogé la Suédoise Annette Lyth. Elle est la responsable de ce projet onusien lancé en 2000, installé à Bangkok, aujourd'hui baptisé UN-Act (en anglais).

Francetv info : Avez-vous été surprise par les faits révélés mardi ?

Annette Lyth : Absolument pas, cela ne fait que confirmer ce que nous savions déjà. Il est impossible de chiffrer le nombre de personnes ainsi réduites en esclavage, d'autant que cela se passe en haute mer, sur des bateaux qui ne reviennent pas au port pendant plusieurs mois ou années. Ces navires se situent à plusieurs jours de mer des côtes, ce qui limite fortement les possibilités d'appeler au secours ou de s'enfuir. Une personne a ainsi passé huit ans sans toucher terre, sur ces navires qui pêchent et déchargent sur d'autres bateaux en haute mer.

Comment ces personnes sont-elles réduites en esclavage ?

Il existe différentes méthodes. Il y a des camions de passeurs, qui promettent la Thaïlande à des Cambodgiens ou des Birmans. Ils arrivent directement dans des ports, où les futurs esclaves sont vendus. Il y a aussi de faux taxis. Vous pensez être conduit au travail, mais on vous drogue et vous vous réveillez sur un bateau. Ce sont les migrants, souvent en situation irrégulière, qui sont le plus touchés.

Comment les transactions se déroulent-elles ?

Les "vendeurs" reçoivent entre 300 et 400 dollars (entre 220 et 290 euros) par tête, versés par les capitaines des bateaux. Ceux qui ont participé au transport reçoivent environ 80 dollars (60 euros). Ensuite, les personnes vendues sont censées travailler le temps nécessaire pour rembourser ce qu'elles ont coûté au capitaine. Il arrive qu'elles soient ensuite libérées, mais leur esclavage dure généralement bien plus longtemps. 

Comment les esclaves peuvent-ils s'en sortir ?

Certains arrivent à profiter d'escales pour trouver un téléphone fixe ou portable. Ils appellent des hotlines gérées par des associations ou par le gouvernement, ou préviennent leur famille restée au pays, qui se charge d'alerter les autorités. Il existe aussi des associations qui "achètent" les esclaves, pour les libérer de leur servitude. Même libérés, ces hommes font l'objet de pressions pour revenir au port, avec des menaces sur leur famille, par exemple. Tous n'en arrivent pas là et certains sont parfois jetés par-dessus bord.

L'esclavage en Thaïlande a souvent été résumé à la prostitution infantile ou féminine. Le problème est plus vaste…

Cela touche des centaines de milliers de personnes. Il y a bien sûr l'industrie du sexe, mais on trouve aussi des esclaves dans des champs d'ananas, dans des usines de décortiquage de crevettes, dans la rue à vendre des fleurs ou faire la manche… C'est un phénomène régional, avec une longue tradition de migrations entre la Thaïlande, le Vietnam, le Laos, le Cambodge ou la Birmanie. Sur les 20 millions d'esclaves estimés dans le monde, 11 millions se trouveraient en Asie.

Les articles du "Guardian" peuvent-ils changer la donne ?

Tout dépendra de la mobilisation, notamment en Europe. Le drame dans une usine textile au Bangladesh a choqué la planète, l'an dernier, mais c'est aujourd'hui presque oublié. Peu de choses ont changé. Les consommateurs doivent donc faire pression sur les supermarchés, qui doivent faire pression sur leurs fournisseurs, qui doivent mieux contrôler leur chaîne de production.

Il est crucial que les consommateurs se mobilisent, car les entreprises ont peur de leur réaction. Nous sommes en contact avec certaines d'entre elles. Elles savent depuis longtemps qu'il y a des cas d'esclavage et que cela peut être ravageur en termes d'image et donc de retombées économiques.

La mobilisation peut passer par un boycott des produits concernés ou de nouvelles restrictions aux douanes de la part des autorités européennes. L'esclavage deviendrait dès lors moins intéressant économiquement.

Y a-t-il eu des progrès dans ce domaine ces dernières années ?

Il y a eu des avancées dans la législation, surtout en matière de soutien aux victimes. En revanche, tout reste à faire en matière de poursuite des trafiquants. Le gouvernement tente bien de développer des points de recrutement dans les ports et de créer des registres, mais sans impact notable. Il serait bon que les travailleurs migrants puissent former des syndicats, par exemple, pour défendre leurs droits.

Quant aux inspections à bord des bateaux, aussi bien par les autorités que par les clients, c'est compliqué à diligenter, tant cela se passe loin en mer.

Comment cherchez-vous à améliorer la situation ?

Notre mission est de développer la coordination entre le Cambodge, la Chine, le Laos, la Birmanie, la Thaïlande et le Vietnam. Cela passe notamment par des rencontres entre les polices des différents pays, pour identifier les trafiquants, les itinéraires, et aider les victimes. Il faut aussi lutter contre la corruption de certains policiers.

Malheureusement, il n'est pas toujours facile d'inciter les pays à travailler ensemble. Ils prennent un risque économique en admettant l'existence de ces fléaux, car il y a des clients et des touristes en jeu. C'est à double tranchant : c'est bien de révéler de telles situations, mais cela peut aussi braquer les Etats, qui se mettent alors sur la défensive. C'est difficile de reconnaître que quelque chose ne va pas dans son pays.

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