Entre l'Inde et le Bangladesh, la fin de la frontière la plus compliquée du monde
Près de 200 morceaux de territoire indien ou bangladais existaient à l'intérieur des frontières de leur voisin respectif. Autant de zones de non-droit, que les deux pays viennent d'effacer par un traité.
Samedi 1er août, à minuit, une des plus grandes curiosités géographiques a disparu. Si l'on dénombre, sur le globe, plusieurs centaines d'enclaves, ces zones entièrement encerclées par le territoire d'un autre pays, la "triple-enclave" de Dahala Khagrabari était un cas unique : de la taille d'un stade de football, ce morceau d'Inde était situé à l'intérieur d'un bout de Bangladesh, lui-même situé à l'intérieur d'un plus grand morceau d'Inde, le tout dans le Bangladesh. Un jeu de poupées russes qui a pris fin, par l'entrée en vigueur d'un accord historique entre les deux pays, qui ont tout bonnement échangé leurs enclaves respectives.
Car Dahala Khagrabari fait partie d'une véritable constellation d'enclaves qui entourait la frontière entre l'Inde et le Bangladesh. On trouvait 111 enclaves bangladaises en Inde, et 55 enclaves indiennes au Bangladesh, où vivent au total plus de 50 000 personnes selon le dernier recensement. Pour les habitants - qui ont eu le choix entre rester sur leurs terres, dans un nouveau pays, ou rejoindre le pays dont ils ont la nationalité - c'est une libération : pris entre deux Etats, ils étaient, en pratique, livrés à eux-mêmes. Francetv info revient sur l'histoire de ces territoires.
Comment ces enclaves ont-elles vu le jour ?
Cette situation n'est pas le résultat, comme le raconte la légende, des tâches d'encre laissées sur une carte par un colon britannique, ni des parties d'échecs entre deux souverains locaux, avec des villages comme trophée. Tout remonte, selon Willem Van Schendel, chercheur de l'université d'Amsterdam, dans The Journal of Asian Studies (en anglais), à la limite définie au XVIIe siècle entre l'Empire moghol, au sud, et le royaume de Cooch Behar, au nord. A l'époque, des seigneurs détenaient parfois des terres sur le territoire dominé par Cooch Behar, tout en restant des sujet moghols, et inversement. Ces habitants n'avaient pas le même souverain que leurs voisins, mais pouvaient circuler librement : il n'y avait pas de frontière, ni d'Etat proprement dit.
Lors de la colonisation, l'Empire moghol passe sous le contrôle direct de l'Empire britannique, tandis que le royaume de Cooch Behar devient un Etat princier, vassal des Britanniques, mais dirigé par un souverain local. C'est cette divergence qui explique que les deux territoires se trouvent séparés au moment de l'indépendance : le sud est rattaché au Pakistan oriental (le futur Bangladesh) en 1947, tandis que le nord rejoint l'Inde deux ans plus tard. Les anciens sujets moghols vivant à Cooch Behar deviennent alors pakistanais en Inde, et les sujets de Cooch Behar isolés en territoire moghol puis britannique deviennent des Indiens au Pakistan. C'est la naissance des enclaves, séparées des territoires voisins par des frontières qui ne peuvent être franchies sans visa.
Pourquoi rendent-elles la vie de leurs habitants si compliquée ?
Piégés sur des terres minuscules, encerclés par un pays étranger, les habitants vivent des situations ubuesques. Ces territoires abandonnés sont mal vus des populations alentour. Interdits de commercer avec l'étranger, mais obligés d'enfreindre la loi pour survivre, leurs habitants sont assimilés à des contrebandiers, et la police locale n'hésite pas à saisir leur marchandise. Leur territoire, zone de non-droit où il n'y a pas de policiers, est aussi accusé de servir de refuge aux criminels, qui n'hésitent pas à s'en prendre à des villageois que personne ne viendra défendre. Et pour sortir de leur village, les enclavés ont besoin d'un passeport et d'un visa.
Cité par le quotidien bangladais The Daily Star (en anglais), Aziza Rahman, qui vit dans une enclave indienne au sein du Bangladesh, tente d'expliquer ce dilemme à un policier : "Tous les habitants des enclaves pénètrent illégalement sur le territoire. On ne peut pas survivre si on ne vient pas au Bangladesh". "Dans une enclave, il n'y a rien - pas d'écoles, pas de services de santé, nada", explique le journal. Arrêté alors qu'il était sorti chercher du travail, Aziza Rahman a passé 16 jours en prison. S'il avait voulu obtenir un passeport et un visa, il lui aurait fallu se rendre dans le pays dont il a la nationalité, l'Inde, traversant le Bangladesh au risque de retourner en prison.
En 2010, c'est une femme bangladaise enceinte que la police indienne a voulu empêcher de sortir de son enclave pour se rendre à l'hôpital : "Ils m'ont dit que j'étais bangladaise et que je ne pouvais pas être prise en charge", explique-t-elle au Times of India (en anglais). Après plusieurs heures de négociations, et alors qu'une foule s'était rassemblée sur place, les forces de l'ordre ont fini par céder quand la jeune femme s'est évanouie. Son fils est finalement né dans l'hôpital indien. Pour elle, "[son fils] a montré au monde que nous n'étions chez nous nulle part" : ni en Inde, ni au Bangladesh, qui n'offrent pas les services de santé nécessaires aux habitants des enclaves.
Un seul de ces territoires fait exception : l'enclave de Dahagram, l'une des plus grandes, qui regroupe trois villages, et où le Pakistan puis le Bangladesh ont maintenu une présence policière. Pour s'y rendre, raconte Willem Van Schendel, les policiers devaient traverser en courant les 178 mètres séparant la frontière du Bangladesh de celle de son enclave, en espérant que les policiers indiens ne leur tirent pas dessus. Depuis 1992, la situation s'est normalisée : des postes-frontières ont été installés des deux côtés de la route, autorisant aujourd'hui le passage toute la journée, ce qui a permis le développement de la zone. Avec une limite de taille toutefois : les habitants n'ont pas l'électricité, car l'Inde refuse que des lignes électriques traversent son territoire.
La fin des enclaves va-t-elle résoudre le problème ?
"La liberté à minuit, après 68 longues années", titrait jeudi le Times of India (en anglais), relatant la liesse des habitants de Moshaldanga, dont l'enclave bangladaise allait devenir partie intégrante de l'Inde. "C'est le moment le plus important de ma vie. Je ne peux pas décrire ce que je ressens aujourd'hui", se réjouissait, pour sa part, une habitante de l'autre côté de la frontière interrogée par l'AFP. "Je vais devenir citoyenne bangladaise avec les droits que cela suppose". De facto apatrides, les habitants des enclaves vont acquérir, s'ils restent, la nationalité des pays qui les entouraient, et la liberté d'y circuler comme ils le souhaitent. Selon la chaîne indienne NDTV, c'est le choix qu'a fait la totalité des habitants des enclaves bangladaises en Inde. Ils vont tous devenir Indiens.
Mais la transition n'est pas forcément aisée pour les habitants des enclaves indiennes au Bangladesh. Mille d'entre eux ont préféré s'installer en Inde. L'AFP a rencontré plusieurs d'entre eux, des hindous, qui justifient en partie leur décision par leur inquiétude à l'idée de vivre dans un pays musulman. D'autres habitants assurent qu'ils auraient voulu partir, mais n'ont pas été consultés, ou que leur nom a disparu des listes : ils sont coincés au Bangladesh et craignent de devenir apatrides, rapporte le Dhaka Tribune (en anglais).
Quant aux nouveaux voisins, ils ne sont pas toujours aussi accueillants qu'espéré. En mai, quand des habitants d'une enclave bangladaise se sont dirigés vers un village indien pour fêter l'annonce de la nouvelle loi, ils ont été accueillis par des hommes armés. "Ils nous ont dit : 'faites demi-tour ou préparez-vous à prendre des coups'", raconte l'un d'eux à Vice News (en anglais). Dans la soirée, des Indiens ont débarqué dans leur village et mis le feu à une maison. Mais, à la surprise générale des habitants, résignés à être attaqués en tout impunité, un de ces fauteurs de troubles a été arrêté par la police indienne. Signe que la vie va peut-être un peu changer pour la population de ces enclaves, qui appartiennent maintenant au passé.
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