De "National Geographic" aux geôles du Pakistan, l'émouvante histoire de Sharbat Gula, "l'Afghane aux yeux verts"
La jeune femme est restée anonyme pendant près de vingt ans, avant d'être retrouvée en 2002 par le photographe qui avait immortalisé son regard singulier dans les années 1980.
"Sharbat Gula a été le symbole des réfugiés pendant des décennies. Elle est aujourd'hui celui des immigrés rejetés." Sur son compte Instagram, jeudi 27 octobre, Steve McCurry a poussé un cri d'alarme. Son sujet le plus célèbre, l'Afghane aux verts qui avait fait la couverture du magazine National Geographic en 1985, a été interpellée au Pakistan en possession de faux papiers. Son arrestation a été annoncée mercredi par les autorités pakistanaises, qui avaient lancé une enquête à son encontre il y a deux ans.
Pour défendre la cause de Sharbat Gula, le photographe américain précise sur Instagram avoir pris contact avec un avocat pakistanais spécialiste des droits de l'homme. Et de presser la communauté internationale "de réagir pour elle et les millions d'autres qui ont besoin d'un lieu où vivre". Sharbat Gula "a souffert toute sa vie", elle est aujourd'hui victime d'"une honteuse violation des droits de l'homme", estime-t-il.
En 1985, le monde entier découvre son regard
La première rencontre entre le photographe américain et la jeune Afghane remonte à l'année 1984. Cette année-là, Steven McCurry réalise un reportage dans le camp de Nasir Bagh, au Pakistan. Il y croise le regard singulier et intrigant de la jeune fille de 12 ans, orpheline depuis que ses parents ont été tués en 1979 lors de l'invasion de l'Afghanistan par l'URSS. Sharbat Gula, elle, a fui son pays à pieds, avec son frère et sa grand-mère.
Publié en 1985 à la une du magazine, son portrait fait le tour du monde. Et tant pis si Steve McCurry est parfois critiqué pour sa vision Slumdog Millionaire de l'Inde, avec sa misère esthétisée qui plaît aux Occidentaux, comme le rappelle le site PetaPixel. "C'est sans nul doute l'image la plus mémorable que nous n'ayons jamais publiée en 114 ans d'existence, confie en 2002 William Allen, rédacteur en chef du mensuel. Son histoire est une métaphore pour celle de tous les réfugiés."
"Une sculpture a été faite à partir de la photo, un autre artiste a tissé son portrait sous la forme d'un tapis. Plus que tout cela, son visage a inspiré de nombreux Américains qui sont allé travailler avec les organisations caritatives en Afghanistan et au Pakistan", assure alors Steve McCurry.
"La vie sous les talibans était meilleure"
Si l'histoire de Sharbat Gula refait surface en 2002, c'est parce que Steve McCurry vient de la retrouver. En 1984, faute de traducteur, il n'a pas noté le nom de la jeune fille qu'il a photographiée. Obsédé par son visage, il tente, en 1992 puis en 1997, de la retrouver en Afghanistan. Mais il échoue à retrouver sa trace.
En 2002, c'est finalement dans un village isolé du pays que Steve McCurry reconnaît la jeune fille qu'il a photographiée il y a de cela dix-huit ans. "Son regard est aussi envoûtant qu'il l'était à l'époque", raconte-t-il dans la presse après ces retrouvailles. Pour en avoir le cœur net, les équipes de National Geographic auront même recours à des logiciels pour comparer l'iris photographié en 1985, et celui de 2002. Le résultat est positif.
Sharbat Gula, 30 ans, est alors mariée à un boulanger qui travaille au Pakistan, et a eu trois filles. Elle est retournée en Afghanistan après la chute de l'URSS, et vit dans un petit village. Pieuse, elle porte la plupart du temps une burqa violette qui cache intégralement son corps et son regard, et précise aux journalistes qui l'assaillent de questions que "ce n'est pas une malédiction". C'est d'ailleurs dans cette tenue qu'elle acceptera de poser pour la une du magazine d'avril 2002.
On lui apprend sa célébrité aux Etats-Unis et en Europe, et on lui montre pour la première fois le cliché pris dix-huit ans plus tôt. Mais quand les journalistes lui demandent si elle est heureuse, elle lance : "La vie sous les talibans était meilleure, parce que régnaient l'ordre et la paix".
Dans son village, Sharbat Gula vit dans le dénuement, sans eau ni électricité. Les journalistes de National Geographic lui proposent de l'aider à sortir de la pauvreté, elle refuse. Ils insistent pour lui offrir un pèlerinage à La Mecque, et une machine à coudre pour sa fille.
Menacée de 7 à 14 ans de prison
Pendant plus de douze ans, Sharbat Gula retombe dans l'anonymat. Mais son nom réapparaît au Pakistan en avril 2014, lorsqu'elle dépose une demande de carte d'identité nationale à Peshawar, sous le nom de Sharbat Bibi. Mais dans le cadre d'une vaste campagne menée par les autorités pakistanaises visant à lutter contre les faux papiers, Sharbat fait l'objet d'une enquête.
Si la date de son arrestation n'a pas été précisée, Sharbat Gula a été interpellée "pour obtention de faux papiers", a déclaré à l'Agence France-presse Shahid Ilyas, un responsable de l'autorité de l'état civil, la National Database Registration Authority. L'Agence fédérale d'investigation serait toujours à la recherche de trois responsables de cette administration, soupçonnés d'avoir délivré une carte d'identité nationale à Sharbat Gula, et qui ont disparu depuis que la fraude a été révélée.
Sharbat Gula encourt aujourd'hui une peine de 7 à 14 années de prison, et une amende de plusieurs milliers d'euros.
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