Eglise et mafias : le pape François face à 150 ans de liaisons dangereuses
Le souverain pontife l'a dit en juin : les mafieux n'ont pas leur place à l'Eglise. Des propos forts en Italie, où les liens entre religion et crime organisé restent étroits, et n'ont pas toujours été dénoncés avec la même virulence par le Vatican.
"Ceux qui, dans leur vie, ont choisi cette voie du mal, comme les mafieux, ne sont pas en communion avec Dieu, ils sont excommuniés." Ces propos prononcés le 21 juin par le pape sont sans doute les plus durs jamais tenus par l'Eglise à l'adresse des mafias.
Pour la messe finale de sa première visite en Calabre, une région du sud de l'Italie, François s'est adressé à une foule de 100 000 personnes, en plein cœur du fief de la plus puissante mafia d'Italie, et de façon très offensive : "La 'Ndrangheta est adoration du mal et mépris du bien commun. Ce mal doit être combattu, chassé."
Une rupture dans un pays où l'existence même du crime organisé a été un tabou pour le Vatican jusqu'aux années 90 ; ans un pays où les actes de résistance des mafieux, après ce discours du souverain pontife, ont scandalisé l'opinion publique et rappelé l'ampleur de la tâche.
Eglise et mafia, un siècle et demi d'histoire commune
Le péché originel de l'Eglise italienne remonte à l'unification de l'Italie. Les Etats pontificaux, qui s'étendaient de Rome à Bologne, sont progressivement réduits au simple Vatican. En représailles, le pape Pie IX interdit, en 1870, aux catholiques italiens de voter et de participer à la vie politique, coupant le clergé du pouvoir - l'interdiction prend fin en 1904.
Comme le raconte le journaliste spécialiste de la mafia John Dickie dans son livre Mafia Republic : Italy's Criminal Curse, les prêtres et les évêques du sud de l'Italie se tournent alors vers d'autres sources d'autorité, qui partagent leurs principes conservateurs : les mafias émergentes que sont la Camorra à Naples, la Cosa Nostra en Sicile ou la 'Ndrangheta en Calabre.
Les boss des mafias locales prennent l'habitude de défiler en tête des processions qui célèbrent les saints patrons de chaque village, une coutume qui perdure aujourd'hui. La complicité de l'Eglise leur permet d'afficher leur pouvoir au grand jour tout en se drapant dans les habits d'hommes pieux et respectables. Après la seconde guerre mondiale, la mafia devient également l'appui du parti La Démocratie chrétienne, au pouvoir : ils sont unis dans leur rejet des communistes. Pendant un siècle et demi, le Vatican ne mentionne pas une fois la mafia.
Une omerta brisée par Jean-Paul II
"La fin de la menace communiste est le point de bascule", note Fabrice Rizzoli, spécialiste des mafias et auteur du Petit Dictionnaire énervé de la mafia, contacté par francetvinfo. Au début des années 90, les mafias sont mises en cause par l'opération mains propres, une série d'enquêtes sur le financement illicite des partis politiques qui fait disparaître plusieurs formations historiques, dont La Démocratie chrétienne. En retour, la violence des actions des mafias s'intensifie, culminant en 1992 avec le spectaculaire attentat qui tue le juge Falcone, leur plus grand adversaire parmi les magistrats.
Le pape Jean-Paul II se rend alors en Sicile, et prononce, le 9 juin 1993, un discours resté dans les mémoires pour sa violente dénonciation des mafias. "Ses mots étaient durs, mais surtout la manière dont il l'a dit était très forte, et a marqué", se rappelle Renaud Bernard, le correspondant de France 2 à Rome. "Je pense qu'il ne se sent plus lié à la mafia par la lutte contre les communistes, et se sent pousser des ailes, analyse Fabrice Rizzoli. Donc il dit : 'Mafieux, vous êtes la culture de la mort, repentissez-vous.'" Sur les images, sa passion est palpable.
Ce changement de position de l'Eglise provoque des représailles des Siciliens de la Cosa Nostra. Des bombes explosent - sans faire de victimes - devant deux églises romaines, dont la basilique Saint-Jean-de-Latran, fief de l'évêque de Rome, c'est-à-dire le pape. A Palerme, un prêtre engagé contre le recrutement des jeunes par les mafias, Don Giuseppe Puglisi, est assassiné en pleine rue. Il sera béatifié en 2013, sur demande de Benoît XVI. A l'exception d'un autre assassinat de prêtre en 1994, les attaques directes contre l'Eglise et ses représentants se sont fait rares depuis.
Dans le Sud, les mafieux résistent déjà
Le dernier discours du pape François n'est donc pas un choc : il s'inscrit "dans la ligne de ses prédécesseurs" et a moins fait parler en Italie que celui de Jean-Paul II, observe Renaud Bernard, même si François est le premier à évoquer l'idée d'excommunication.
Mais quel effet concret peut avoir la parole du pape sur les activités d'organisations criminelles, aussi pieux soient leurs membres ? Le 2 juillet, une procession religieuse d'un petit village calabrais se prosterne devant la maison du boss de la mafia locale, provoquant l'indignation du ministre de l'Intérieur italien, et une enquête au sein de l'Eglise. Le dimanche suivant, 200 détenus 'ndranghetistes boudent la messe en prison pour protester contre l'interdiction qui leur est faite de communier.
Pour Fabrice Rizzoli, le discours du pape a des limites. "Je n’entends pas encore : 'Mafieux, je vous invite à faire repentance, mais aussi, dans un deuxième temps, à collaborer avec l’Etat.'" Pour le spécialiste de la mafia, passer devant un juge pour avouer ses crimes, comme l'ont fait 3 000 mafieux en Italie depuis les années 90, est le seul moyen de sortir réellement de la spirale du crime organisé.
Pour l'instant, le discours du Vatican se limite aux questions religieuses. En revanche, les mots du pape sont aussi un encouragement pour "ces prêtres sociaux" qui luttent sur le terrain contre les mafias "et subissent constamment des menaces". Dans les régions très pieuses du sud de l'Italie, la voix de ces hommes d'église est un atout indispensable.
La transparence, l'arme secrète du Vatican
Mais selon Fabrice Rizzoli, le geste le plus fort du pape François dans sa lutte contre le crime organisé reste son effort de transparence sans précédent dans les finances du Vatican. Les nombreuses banques de la Cité-Etat sont en effet soupçonnées de servir à blanchir l'argent des mafias. L'Institut pour les œuvres de religion, principale institution financière du Saint-Siège, était notamment le premier actionnaire de la banque Ambrosiano, dont la faillite fit scandale en 1982, quand il fut révélé qu'une grande partie des sommes d'argent envolées appartenaient à des mafias. Son principal responsable fut retrouvé pendu à un pont de Londres, un "suicide" qui reste suspect.
"Il y a beaucoup de fantasmes, peut-être, dans les rumeurs sur les finances du Vatican, mais elles persistent aussi parce que l'opacité est totale", explique Fabrice Rizzoli. Un peu moins depuis 2013, quand le souverain pontife a chargé le cabinet Ernst & Young de réaliser un audit financier de l'institution. Pour la première fois, des étrangers au Saint-Siège mettaient leur nez dans les comptes. Objectif déclaré : mettre les institutions administratives et financières du Vatican aux normes internationales anticorruption et antiblanchiment. Ce qui pourrait porter un grand coup aux mafias et marquer une vraie rupture entre l'Eglise et le crime organisé.
Faut-il, dans ce cas, craindre des représailles ? Le procureur de Reggio, la plus grande ville de Calabre, avertissait d'un "grand danger" que la 'Ndrangheta ferait peser sur le pape. Pour Fabrice Rizzoli, il n'a pas à s'inquiéter pour sa vie. Les mafias "ne tuent plus" ou presque. Et le spécialiste d'avancer le chiffre de "8 personnes par an en Sicile" contre "3 000 entre 1978 et 1982". Et elles ne seraient pas en position d'assassiner des hommes d'Eglise ou de poser des bombes devant des lieux de culte.
En revanche, il juge plus crédible la possibilité que les mafias tentent de "faire un croche-patte" au pape. "Lancer des rumeurs, des campagnes de diffamation, sortir des dossiers pour atteindre des personnes à la périphérie du pape. Cela, les mafias savent bien le faire." Le Vatican est prévenu : on ne tourne pas si facilement le dos aux mafias.
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