Ces questions que l'on n'ose pas poser aux Croates
L'Union européenne compte désormais 28 pays membres, avec l'entrée de la Croatie. L'occasion de faire connaissance avec ce peuple.
La mer, la guerre et le foot. Pour la plupart des Français, la Croatie se résume à cela.
La mer, parce que vous connaissez presque tous "quelqu'un qui est allé quelque part" en Croatie. La guerre, parce qu'on veut savoir si j'ai connu le conflit des années 1990. Et le trio "Boban, Suker, Jarni" est inévitable, à cause d'une victoire contre l'équipe croate qui a propulsé la France en finale de la Coupe de monde de 1998.
Depuis un an et demi que je vis en France, j'ai dû répondre à beaucoup de questions liées à mon pays. Certaines m'ont fait rire, certaines m'ont surprise, d'autres m'ont désespérée. En voici quelques-unes.
"Tu viens de Croatie ? Je vais faire un voyage en Ukraine bientôt !"
La Croatie n'est qu'une petite tache sur la carte du monde - un territoire de 56 542 km2, peuplé de 4,3 millions d’habitants. Il est d'autant plus indispensable de bien définir la région d'Europe où elle se trouve.
Alors qu'en France, l'Est comprend apparemment tout ce qui est à droite de l'Allemagne sur la carte, l'Est, en Croatie, c'est la Russie. Les Croates diront alors qu'ils sont un pays du Sud (ceux qui habitent sur la côte), de l'Europe centrale (la définition privilégiée du gouvernement, car elle nous situerait "au cœur de l'Europe") ou des Balkans (ça, c'est quand on veut souligner notre exotisme).
Sinon, l'Ukraine n'est vraiment pas proche de nous, mais si vous allez en Slovénie, Hongrie, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro ou Italie, vous n'avez qu'à passer la frontière (ou la mer).
"La Croatie faisait partie de l’Union soviétique ?"
La Croatie n'a jamais fait partie de l’URSS. En revanche, pendant quarante-six ans, de 1945 à 1991, elle a été l'une des six républiques de Yougoslavie. Alors que dans un premier temps, l’Etat suit le modèle soviétique, le dirigeant Josip Broz Tito choisit rapidement une voie indépendante, en participant à la création du mouvement des pays non-alignés.
Aujourd'hui, certains évoquent la répression communiste, un Etat qui étouffait les sentiments patriotiques et les pénuries d'essence et d'autres produits. D'autres, "yougonostalgiques", regrettent une époque où les universités étaient gratuites, les vacances payées par les entreprises, les appartements subventionnés par l'Etat et le chômage pratiquement inexistant.
Moi, quand je pense à la Yougoslavie, je pense à des monuments futuristes, à la fête pour l'anniversaire de Tito (qui existe toujours) et à des glaces comme celle-ci.
"Tu as des copains serbes ?"
C'est en 1991 que nous avons appris que la Yougoslavie n'existait plus : la Slovénie et la Croatie venaient de déclarer leur indépendance. La Serbie de Slobodan Milosevic a réagi en envoyant ses troupes. En Slovénie, le conflit n'a duré que deux jours. En Croatie, la guerre a duré quatre ans et fait plus de 20 000 morts.
Quand j'ai appris que la Yougoslavie n'existait plus, j'avais 5 ans. De cette guerre, je me rappelle la pénurie de nourriture, les chansons patriotiques que l'on passait à la télé et à la radio, les cours à l'école primaire où l'on nous expliquait comment reconnaître les mines antipersonnel. J'ai eu la chance de vivre dans une partie du pays qui n'était pas touchée par le conflit.
Aujourd'hui, j'ai des amis serbes, bien sûr. D'ailleurs, la plupart des (jeunes) Croates et Serbes ont réussi à dépasser les antagonismes nés lors du conflit des années 1990. Les amitiés serbo-croates ne sont pas rares, les couples mixtes se forment de nouveau, les Croates voyagent en Serbie, les Serbes passent des vacances en Croatie. Quand ils se rencontrent à l'étranger, ils utilisent toujours les termes "nous" et "notre langue" pour dire "chez nous, là-bas".
Mais une guerre, ce n'est pas si facile à oublier. Chaque décision du tribunal de La Haye fait revivre l'histoire. Celle des disparus, celle des Serbes chassés de Croatie en 1995, parmi tant d'autres. Chaque article qui parle de la guerre provoque des commentaires nationalistes fielleux des deux camps. Alors l'amitié pour tous n'est pas encore pour demain.
"Tu parles roumain, non ?"
Non. En Croatie, on parle croate, langue connue depuis toujours, dans la plupart des pays européens, sous l'appellation "serbo-croate". Si vous apprenez le croate, vous pourrez ajouter trois autres langues à la rubrique "compétences linguistiques" sur votre CV. Bien que des différences de vocabulaire et de grammaire existent entre le croate et le serbe, le monténégrin et le bosniaque, nous nous comprenons sans problèmes.
En revanche, les Croates ne parlent pas forcément le roumain, le russe, le polonais, le tchèque ou le slovaque.
"Pr… Prt… Comment on prononce ton nom déjà ?"
Mon nom de famille fait peur à mes amis, professeurs et collègues français. Je crois qu'ils redoutent le moment où ils seront obligés de prononcer ce "PRT" sans pouvoir s'appuyer sur aucune voyelle.
Les mots croates contiennent moins de voyelles que les mots français. Parfois, la langue semble très dure, paraît-il. Un ami m'a expliqué que, quand je parle croate, il a l'impression que je suis fâchée contre quelqu'un. Ou bien que "j'essaie de vendre des armes".
Pour bien prononcer les mots croates, il faut rouler les "r". D'ailleurs, si vous vous dites que dans notre langue, le "r" est une semi-voyelle, vous comprendrez comment il est possible de prononcer des mots comme "prst" (doigt), "trg" (place), "krv" (sang) ou "škrt" (radin).
Une dernière épreuve : dire, en prononçant le "h", "H-r-v-a-t-s-k-a". C'est le nom du pays en croate. Quant à mon nom de famille, roulez les "r", comme en espagnol : "Prrrtorritch". Voilà, très bien.
"Vous mangez des pommes de terre crues ?"
Pourquoi ferait-on cela ? La personne qui m'a posé cette question était convaincue qu'à l'est (voir la réponse à la première question), les pommes de terre se mangent crues. Non. En Croatie, on mange nos pommes de terre sous forme de frites, en purée ou cuites au four. En fait, la cuisine croate ressemble beaucoup à la cuisine italienne partout sur la côte (poisson, légumes, huile d’olive) et elle comprend beaucoup de viande à l’intérieur du pays. Sinon, le panier qui fera plaisir à tout immigré croate doit contenir un sachet de Vegeta (un condiment composé d'éléments chimiques, mais tellement bon), une boîte de Cedevita (une boisson tout aussi bizarre, mais bon) et du Bajadera (du chocolat).
"Vous buvez beaucoup d'alcool en Croatie ?"
C'est vrai qu'en Croatie, les gens boivent plus qu'en France. Les jeunes se réunissent rarement dans les restaurants le soir, ils se poseront plutôt dans des bars autour d'une ou plusieurs bières. Sinon, la boisson du pays est certainement l'eau-de-vie, la rakija. On en boit en digestif et en apéro, lors des mariages et des anniversaires, on en a même fait des poèmes. La sagesse populaire veut également que la rakija soit un médicament miracle. Tu as mal à l'estomac ? Bois une gorgée de rakija. Tu as une égratignure quelque part ? Verse un peu de rakija dessus, pour désinfecter la plaie.
Parfois, elle fait mal aussi : avec quelque 40% d’alcool, c'est un tord-boyaux à consommer avec modération.
"Vous allez envahir notre marché du travail ?"
On ne m’a pas vraiment posé cette question, mais d’après certains commentaires que j’ai pu lire sur internet, il semblerait que l’entrée de la Croatie dans l'UE relance la peur d’une invasion d’ouvriers croates. Ce "nouvel Européen de l’Est" va-t-il vraiment voler les emplois des Occidentaux ?
La Croatie est un pays assez cher - avec une TVA de 25%, les produits sont un peu moins chers qu'en France - où les gens ne gagnent pas très bien leur vie. Le salaire minimum est de 376 euros et le salaire moyen de 733 euros. Donc, c'est vrai, de nombreux Croates pensent chercher du travail hors des frontières de leur pays. La France n’a pas encore décidé si elle utiliserait son droit de limiter l’entrée des Croates sur son marché du travail.
Pourtant, la France ne devrait pas se sentir particulièrement menacée : les destinations préférées des Croates sont l'Allemagne, l'Autriche et les pays scandinaves. Par ailleurs, mes compatriotes portent un regard assez réaliste sur l’Europe : beaucoup regrettent même d’entrer dans une Union qui se porte si mal. Alors ils ne cherchent pas un nouvel Eldorado sur le Vieux Continent, et la tendance serait plutôt de le quitter pour le Canada.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.