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De l'Alsace à la Syrie, sept jihadistes de la "filière de Strasbourg" devant la justice

Les jeunes Alsaciens étaient partis, pendant quelques mois entre 2013 et 2014, faire le jihad dans les rangs du groupe Etat islamique. Arrêtés à leur retour en France, ils encourent jusqu'à dix ans de prison.

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Des accusés de la "filière de Strasbourg" lors de leur procès, à Paris, le 30 mai 2016. (ELISABETH DE POURQUERY / FRANCETV INFO)

Ils s'appellent Redouane Taher, Mokhlès Dahbi, Banoumou Kadiakhe, Karim Mohamed-Aggad, Mohamed et Ali Hattay, Miloud Maalmi. Ils ont entre 24 et 27 ans. En décembre 2013, ils sont partis durant quelques mois rejoindre les rangs des jihadistes français en Syrie. Ces sept jeunes sont les derniers membres encore en vie du groupe dit de la "filière de Strasbourg", qui comptait une dizaine de membres. Leur procès s'est ouvert, lundi 30 mai, au tribunal correctionnel de Paris. Jugés pour "association de malfaiteurs en vue de commettre des actes de terrorisme", ils risquent jusqu'à dix ans de prison.

Avant d'être des jihadistes, les jeunes Strasbourgeois étaient animateur, commerçant, employé de station-service ou chômeur. Leurs casiers judiciaires étaient vierges, seul celui de Mokhlès Dahbi affichait trois condamnations pour recel, violences et une affaire de drogue. Au sein de cette bande de copains, originaires de Strasbourg et sa banlieue, l'idée d'un départ en Syrie est née au cours de l'année 2013.

Le quartier de La Meinau, à Strasbourg (Bas-Rhin), où plusieurs membres d'une filière jihadiste ont été arrêtés, le 13 mai 2014. (CITIZENSIDE / ALPHA CIT / AFP)

Régulièrement, les jeunes se retrouvent au Diva, un bar à chicha de Kehl, la ville voisine, sur la rive allemande du Rhin, pour discuter des préparatifs. Et comme souvent dans les parcours de candidats au jihad, le projet prend corps autour de fratries. Dans le groupe, il y en a trois : Mourad et Yacine Boudjellal, Mohamed et Ali Hattay, et Karim et Foued Mohamed-Aggad. 

L'ombre du recruteur Mourad Fares

Une vieille connaissance des services de renseignements français joue un rôle-clé dans leur complot : Mourad Fares. Ce Savoyard, considéré comme l'un des principaux recruteurs de jihadistes français, rencontre à trois reprises les Alsaciens, qu'il vient voir à Strasbourg et Kehl. Il les invite chez lui à Lyon et les retrouve aussi à Paris. A force de discours et de vidéos de propagande réalisées avec son mentor, le Niçois Omar Diaby, ce Franco-Marocain convainc ses nouvelles recrues.

Au cours de leurs auditions, les sept jihadistes assurent avoir été trompés par leur recruteur et expliquent qu'il leur a menti et a abusé de leur naïveté. S'ils voulaient partir en Syrie, c'était uniquement "pour faire de l'humanitaire", "pour aider les gens" et pour se faire leur "propre idée" du conflit syrien, "en immersion".

Le recruteur Mourad Fares (à gauche) pose avec d'autres jihadistes dans une photo de propagande non datée. (FRANCE 3)

En août 2014, trois mois après l'arrestation de ses recrues, Mourad Fares se présentera spontanément à la DGSI pour donner sa version des faits. S'il reconnaît les avoir aidés, il nie, en revanche, les avoir manipulés et assure que les jeunes Strasbourgeois avaient bien l'intention de faire le jihad en Syrie. "Je voulais faire le jihad. (...) Je voulais combattre", confirmera l'un d'entre eux, Karim Mohamed-Aggad, dans une conversation téléphonique avec sa mère, écoutée par les enquêteurs et citée par Le Monde.

Dans les rangs de l'Etat islamique

A la fin 2013, l'heure du départ a sonné. Pour plus de discrétion, les dix jeunes s'envolent par petits groupes entre le 13 et le 16 décembre 2013 depuis Francfort (Allemagne). Ils cachent leur véritable destination à leurs proches en leur faisant croire qu'ils partent à Dubaï. En fait, ils s'envolent pour la Turquie. Un passeur recommandé par Mourad Fares leur fait franchir la frontière. Arrivés en Syrie, ils rejoignent Alep et les jihadistes du groupe Etat islamique (EI), qui s'appelle encore à l'époque Etat islamique en Irak et au levant (EIIL). Un onzième est toutefois rattrapé in extremis par sa famille.

Avant de prêter allégeance à leur émir, les apprentis jihadistes suivent sur place deux semaines d'entraînement physique et une formation au maniement des armes. Kalachnikov, grenades, lance-roquettes... "Tous ces cours étaient en arabe. J'avais beaucoup de mal à comprendre", se dédouane Redouane Taher, lors de l'une de ses auditions.

Les premiers morts

Dès la fin janvier 2014, le groupe doit quitter précipitamment Alep devant l'avancée de l'Armée syrienne libre. Ils gagnent la région d'Al-Chaddadeh dans le nord-est de la Syrie, non loin de la frontière irakienne. Ils perdent aussi de vue leur recruteur, en délicatesse avec certains chefs jihadistes. A cette époque, l'EI n'a pas encore proclamé le califat et la bataille fait rage avec les frères ennemis du Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaïda. Mourad Fares quitte les rangs de l'EI pour fonder avec Omar Diaby sa propre katiba (groupe de combattants), proche d'Al-Nosra.

Les jeunes hommes affirment devant les enquêteurs n'avoir jamais participé, ni assisté à des combats ou des exécutions. Certains nient même avoir touché une arme, se contentant de "faire la cuisine" et le "ménage". D'autres admettent avoir tiré à la kalachnikov, mais seulement pour s'entraîner, et pas plus de deux coups. Tout au plus reconnaissent-ils avoir participé à des tours de garde. C'est au cours de l'un d'eux, en janvier 2014, que deux membres de la bande, les frères Boudjellal, sont tués, alors qu'ils se trouvent à un checkpoint. Yassine reçoit une rafale d'arme automatique dans le corps, Mourad prend une balle dans la tête. Dans leur quartier d'origine, à la cité de La Meinau, à Strasbourg, où les proches de jihadistes restent en contact avec eux, la nouvelle de leur mort circule vite, relate Rue89.

Un bombardement sur Alep (Syrie), le 29 janvier 2014. (ANADOLU AGENCY / AFP)

"Ce n'est pas le 'Club Dorothée' là-bas"

Cette version est toutefois mise à mal par des photographies, retrouvées sur leurs téléphones ou partagées avec leurs proches via Facebook notamment. On y voit certains des jihadistes strasbourgeois porter des gilets tactiques, des cagoules noires, armes à la main. Karim Mohamed-Aggad apparaît sur des clichés, souriant et brandissant une kalachnikov - "pas chargée", selon lui - ou un couteau - qui "ne coupait pas du tout", explique-t-il aux enquêteurs. Cette mise en scène, le jihadiste assure qu'il s'y est plié sous la contrainte. "Ce n'est pas le 'Club Dorothée' là-bas", plaide-t-il lors d'une audition.

Un climat de suspicion et de menaces permanent régnerait dans les rangs des jihadistes. L'un des prévenus affirme même avoir été "roué de coups et mis dans une cave dans laquelle il subissait des traitements dégradants, les jihadistes lui urinant dessus, le privant de nourriture, le forçant à manger ses excréments", rapporte une source citée par France 3 Alsace. Un troisième jure "avoir été contraint de rester" et "avoir subi des menaces de mort".

Le quartier général du groupe Etat islamique à Alep (Syrie) pris par des brigades de l'Armée syrienne libre, le 8 janvier 2014. (MOHAMMED WESAM / ALEPPO MEDIA CENTRE)

Cités comme "combattants" dans les "Daech Leaks"

Dans leurs ordinateurs et téléphones, les enquêteurs découvrent aussi des textes de propagande menaçants. L'un enjoint les "braves musulmans" à suivre "le chemin de Mohamed Merah" et de déclencher "la guerre contre la France". Un autre lance un inquiétant "nous arrivons, prépare-toi aux explosions et aux assassinats", cite France 3 Alsace.

Les noms des sept Strasbourgeois figurent également dans les "Daech Leaks", ces fichiers attribués au groupe Etat islamique, révélés en mars par la chaîne britannique Sky News, mais dont l'authenticité reste sujette à caution. Dans ces formulaires, rédigés en arabe, figurent plusieurs types de renseignements : l'état-civil, la profession, le groupe sanguin, la pratique religieuse... Une ligne propose trois options : "combattant", "martyr" ou "inghimasi" - celui qui combat avec une ceinture d'explosifs, qu'il actionne en dernier recours. Les Strasbourgeois sont désignés comme "combattants". 

Le jihadiste devenu terroriste du Bataclan

Pour les apprentis jihadistes, l'aventure prend fin au bout de trois ou quatre mois, entre mars et avril 2014. Les uns après les autres, ils rebroussent chemin vers la Turquie. L'un aurait été convaincu par son épouse venue le rejoindre à Istanbul, deux autres auraient eu l'intention de rentrer en France, troisont été arrêtés par la police turque, sans doute prévenue par leurs proches. Ils ont déchanté, assurent-ils. Ils ont été bernés, "pris au piège" par des "fous sanguinaires".

De retour en France, la bande reste sous surveillance de la DGSI jusqu'au 13 mai 2014. Une vaste opération antiterroriste est alors menée à Strasbourg. Elle mobilise le Raid et le GIPN. Les sept hommes sont arrêtés et incarcérés. Certains à Fleury-Mérogis (Essonne) et Villepinte (Seine-Saint-Denis), d'autres à Bois-d'Arcy (Yvelines), Nanterre (Hauts-de-Seine) ou Meaux (Seine-et-Marne). Leur détention a été émaillée d'incidents. Cinq d'entre eux ont été sanctionnés pour avoir détenu, en prison, des téléphones portables ou une puce téléphonique.

Des policiers du Raid patrouillent le 13 mai 2014 dans une cité de la banlieue de Satrasbourg lors d'une opération antiterroriste. (FREDERICK FLORIN / AFP)

Le plus jeune de la bande, Foued Mohamed-Aggad, reste en Syrie, où sa future épouse vient le rejoindre. Il est "dans son délire", clame l'un des prévenus. Il ne rentre en Europe qu'à l'automne 2015, en toute discrétion. Le 13 novembre 2015, il déclenche sa ceinture d'explosifs au premier étage du Bataclan. "Si je rentre en France, c'est pas pour aller en prison, c'est pour tout exploser", prévenait-il en mars 2014, cité par Le Point, en répondant à un proche qui tentait de le persuader de revenir.

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