Syrie, Irak… Pourquoi la Turquie bombarde l'Etat islamique et les rebelles kurdes du PKK
Le pays, emmené par Recep Tayyip Erdogan, a bombardé les rebelles kurdes en Irak, et les jihadistes du groupe Etat islamique en Syrie. Des représailles à deux attentats distincts qui ont frappé la Turquie, la semaine dernière.
La coalition militaire contre l'Etat islamique (EI) compte un nouvel allié. Pour la première fois depuis le début du conflit syrien, la Turquie a bombardé des positions du groupe jihadiste en Syrie. Ankara a également lancé des frappes dans le nord de l'Irak, cette fois-ci sur des bases arrière des rebelles indépendantistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), semant la confusion dans ses intentions réelles.
Jusqu'ici, la position turque sur la Syrie et l'Etat islamique était attentiste. A l'automne 2014, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, favorable au départ de Bachar Al-Assad, avait ainsi refusé d'intervenir à Kobané, ville syrienne frontalière, un temps menacée par les fanatiques de l'EI. Pourquoi engage-t-il désormais ses troupes ? Le processus de paix engagé entre la Turquie et le PKK est-il condamné ?
L'attentat de Suruç, élément déclencheur
Trente-deux jeunes Turcs tués, et une centaine d'autres blessés par un kamikaze jihadiste de l'EI : l'attentat de Suruç, le 20 juillet, a précipité l'intervention militaire. "Cet événement marque un tournant, car il rompt le pacte de non-agression tacite qu'entretenaient la Turquie et l'Etat islamique", décrypte Bayram Balci, du Centre de recherches internationales de Sciences Po (Ceri), interrogé par francetv info. En plus des frappes, l'exécutif turc islamo-conservateur a lancé une opération policière d'une vaste ampleur. Selon un responsable turc, 900 personnes ont été arrêtées depuis vendredi. Parmi elles, des militants présumés de l'EI, mais aussi du PKK et de l'extrême gauche pro-kurde.
Comment expliquer ce coup de billard à trois bandes ? "Même si les deux mouvements agissent différemment, ils partagent la même tactique et les mêmes objectifs", estime un porte-parole du président Erdogan. Après l'attentat de Suruç, le PKK a en effet revendiqué l'assassinat de deux policiers turcs. Un motif suffisant, selon la Turquie, pour lancer des frappes contre des bases arrière du PKK dans le Kurdistan irakien.
Other map so u see from where turkish aviation operates pic.twitter.com/XMLyZoUYf7
— Cahit Storm (@cahitstorm) July 25, 2015
Le HPG/PKK a installé des checks points dans sud est #Turquie. Manière de marquer son territoire face à armée turque. #escalade
— Guillaume Perrier (@Aufildubosphore) July 26, 2015
Pour Jean Marcou, enseignant-chercheur à Sciences Po Grenoble, cette situation triangulaire serait toutefois orchestrée par les jihadistes eux-mêmes. "La tactique de l'EI, c'est de raviver le conflit entre les Kurdes et les Turcs, pour prendre le dessus sur les Kurdes dans le nord de la Syrie et de l'Irak. Mais, au final, ce que l'on pensait être un tournant dans la politique d'Erdogan face aux jihadistes a une portée limitée. Cette politique ne semble pas avoir beaucoup évolué, puisqu'elle cible essentiellement le PKK." Et tant pis pour la trêve observée depuis 2013 entre la Turquie et les rebelles kurdes. "De fait, celle-ci a été rompue", constate Jean Marcou.
Côté turc, la crainte d'un Etat kurde
Pour le chercheur Bayram Balci, les islamo-conservateurs de l'AKP, le parti du président Erdogan et du Premier ministre, Ahmet Davutoglu, n'opèrent cependant pas de revirement dans leur stratégie : "Le gouvernement est cohérent avec sa politique. Il estime que la Turquie est davantage menacée par le PKK que par l'Etat islamique." Plutôt que les équilibres géopolitiques à grande échelle, ce sont donc les rapports de force internes à la Turquie qu'il faut observer pour comprendre ce qui se trame depuis une semaine.
Début juin, les élections législatives ont en effet sonné la fin de l'hégémonie de l'AKP au Parlement turc, et accueilli l'élection de 80 députés du parti pro-kurde modéré HDP. "Non seulement les Kurdes contrôlent le Kurdistan irakien et une partie du nord de la Syrie, mais ils occupent une place grandissante dans le système politique", note Jean Marcou. Dans le quotidien Radikal, l'éditorialiste Cengiz Candar résume laconiquement cette tension : "La guerre contre le terrorisme est un prétexte. Le vrai but est de jouer la revanche du 7 juin." Et donc d'affaiblir le HDP, en vue des prochaines élections.
L'Etat islamique, priorité numéro un des Occidentaux
Du côté des indépendantistes kurdes, la déliquescence des Etats syrien et irakien fait renaître l'espoir de la création d'un Etat kurde, à cheval sur plusieurs pays. C'est dans cette optique que l'armée turque aurait bombardé, ce week-end, un village contrôlé par les Kurdes en Syrie (ce qu'Ankara dément). Quand Erdogan souhaite la fin du régime de Bachar Al-Assad, les Kurdes du PYD (l'équivalent syrien du PKK) ont eux tout intérêt à ce que le dictateur reste en place. "Assad a laissé des territoires aux Kurdes syriens, dans l'optique de jouer la carte kurde contre la Turquie", rappelle Bayram Balci.
Ce soutien latent du PYD à Bachar Al-Assad est l'une des raisons pour lesquelles la communauté internationale condamne seulement à voix basse les frappes aériennes turques contre le PKK. Il y a un autre motif, plus opérationnel : la Turquie vient d'autoriser pour la première fois les Etats-Unis à utiliser plusieurs de ses bases (notamment celle d'Incirlik) pour combattre l'Etat islamique. Elle se réserve le droit, à toute heure, de revenir sur cette autorisation. Les Etats-Unis le savent. Pour eux, l'EI reste la priorité numéro un. "Le message d'Ankara est clairement adressé à ses alliés, Washington et Paris en tête : nous ne sommes pas amis avec l'Etat islamique", commente Bayram Balci.
Quant au processus de paix, il n'est pas encore enterré, malgré la rupture de la trêve. "Le parti kurde représenté au Parlement porte encore ce processus de paix, reprend Jean Marcou. Les prochains jours nous permettront de mieux cerner les intentions d'Erdogan : les actions militaires contre le PKK seront-elles durables ? Si tel était le cas, le processus de paix serait menacé. Mais rien ne permet aujourd'hui de l'affirmer."
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