Danemark : à Aarhus, "on aide les anciens jihadistes, on ne les traite pas comme des terroristes"
Les services sociaux et la police de la deuxième plus grande ville danoise proposent un programme de réinsertion aux jeunes revenant de Syrie. Une initiative, selon eux, essentielle pour la sécurité de tous.
"Nous voulons que les jihadistes qui reviennent au Danemark redeviennent des citoyens à part entière." Dans son bureau vitré de la banlieue d’Aarhus, deuxième ville du pays, avec 300 000 habitants, Toke Agerschou résume en quelques mots la nouvelle politique de la municipalité. Ce grand et mince quinquagénaire travaille au sein du département des services sociaux, de l’école et de la police (SSP), collaboration entre les forces de l’ordre et la ville d’Aarhus. Depuis 2013, il cogère le programme de réinsertion pour les combattants islamistes de retour après plusieurs mois en Syrie.
Plus d’une centaine de personnes auraient quitté le Danemark pour aller faire le jihad, estime le Service de sécurité et de renseignement danois (PET) dans un rapport datant de juin (en danois). Ces jeunes sont pour la plupart originaires de Copenhague ou d’Aarhus, dans le nord-est du Danemark, d’où 30 personnes sont parties pour la Syrie en 2013.
La mosquée Grimhojvej, le point de départ, selon la police
Agés de 20 à 25 ans en moyenne, ces jihadistes sont éduqués, et issus de familles musulmanes. "Ils ne s’agit pas de marginaux, mais ils ont été radicalisés en quelques mois par d’autres jeunes de leur âge, salafistes, explique Allan Aarslev, responsable du programme au sein de la police d'Aarhus. Dans la plupart des cas, nous sommes arrivés à la conclusion que leur départ résultait de l’influence négative de membres non-identifiés du Centre pour la jeunesse musulmane de la mosquée Grimhojvej." Le PET estime que 22 jihadistes danois ont fréquenté ce lieu de culte avant de se rendre en Syrie.
A la mosquée, située dans une zone industrielle presque déserte, à dix minutes du centre-ville, on nie pourtant encourager le départ de ces jeunes. "Le chiffre avancé par les autorités a été un choc pour nous", affirme Fadi Abdallah, porte-parole du lieu de culte, en baskets et veste en jean. A l'entrée du bureau de cette mosquée réputée pour être la plus radicale de la ville, plusieurs fidèles discutent tranquillement autour d'un café. "Nous n'avons connaissance que de cinq départs pour le jihad, ajoute le recteur Oussama Al Saadi. Un jour, ils sont partis sans rien dire, et ont prévenu leurs proches une fois arrivés là-bas. Ce sont eux qui nous ont avertis, bien après leur arrivée en Syrie."
Partis sans prévenir leurs proches
A quelques mètres de là, dans une galerie marchande, Mohamoud raconte la même histoire. Fin décembre 2013, cet agronome somalien d’une cinquantaine d’années a reçu un message de sa fille lui annonçant qu’elle était arrivée en Syrie. "Elle nous avait parlé d’aller rejoindre son mari, un Australo-Somalien parti se battre contre le régime de Bachar Al-Assad, se remémore Mohamoud, au milieu de la cacophonie d’un petit café turc. J’ai essayé de lui expliquer pendant des mois que la situation en Syrie était purement politique et n’avait rien à voir avec la religion, mais c’était peine perdue."
Sa fille, étudiante en médecine de 22 ans, s’est installée dans un camp de réfugiés près d’Alep pour y soigner des enfants. Mais le 9 janvier 2014, de violents combats ont éclaté entre le Front Al-Nosra, branche d’Al-Qaïda en Syrie, et le groupe Etat islamique. La fille de Mohamoud et son mari auraient été tués. "Un de leurs amis, lui aussi parti faire le jihad, a prévenu la famille de mon beau-fils en Australie, poursuit le père. Lorsque la nouvelle nous est parvenue, le 12 janvier, ce jihadiste était déjà mort de ses blessures." L'agronome et sa femme n’ont jamais pu confirmer le décès de leur fille, deux semaines à peine après son arrivée à Alep, ni récupérer son corps.
D’autres parents sont un peu moins éprouvés que Mohamoud. Deux, six, douze mois après leur départ pour la Syrie, leurs enfants reviennent à Aarhus. "A la mosquée de Grimhojvej, on les trompe. On les encourage à mots couverts à partir pour aider les autres musulmans, tonne Mohamoud. Mais une fois arrivés, ils se rendent compte de leur erreur." Une association de parents de candidats au jihad a été créée dans cette banlieue multiculturelle afin d'attirer l'attention des autorités sur la situation. Elle se réunit régulièrement pour "réfléchir au meilleur moyen d’empêcher les départs, mais aussi d’accueillir ceux qui reviennent".
Discuter avec les jihadistes de retour
"Nous ne sommes pas immédiatement prévenus de leur retour, explique Allan Aarslev, qui a pris place au dernier étage du QG de la police. Leurs proches ou leurs professeurs, inquiets, nous informent qu’ils sont rentrés, parfois des mois après leur arrivée." Le SSP est souvent prévenu via l’”infohus”, une permanence téléphonique tenue par deux policiers et un employé des services sociaux dans les bureaux de la police, un grand bâtiment en briques du centre-ville. La mosquée Grimhojvej a en outre encouragé les anciens jihadistes parmi ses fidèles à se manifester. "On leur a expliqué que les autorités voulaient les aider, pas les traiter comme des terroristes", indique le recteur Oussama Al Saadi.
"La première étape consiste à se renseigner sur ces jeunes, détaille Allan Aarslev. Puis, nous avons une première rencontre avec eux : il ne s’agit pas d’un interrogatoire, mais bien d’une discussion pour savoir s’ils ont besoin d’aide." Les autorités évitent donc de poser trop de questions aux jihadistes de retour, "qui les éluderaient de toute façon". Quitte à ne pas pouvoir déterminer s’ils ont participé aux combats en Syrie ou fourni une aide humanitaire dans les camps de réfugiés.
“Ce programme n’est pas une fabrique à saucisses”
Dix des 16 anciens jihadistes avec lesquels le SSP est entré en contact depuis 2013 ont accepté de suivre le programme de réinsertion. Ils ont rencontré les autorités entre 5 et 8 fois, pour discuter de leur situation. "Ce programme n'est pas du travail à la chaîne, ni une ‘fabrique à saucisses’ : il n'y a pas de procédé fixe qu'on doit impérativement suivre étape par étape", précise Toke Agerschou, responsable de la branche services sociaux du programme. Le SSP s'efforce de répondre à leurs besoins en les aidant dans leur recherche d’appartement, en les mettant en contact avec un conseiller pour qu’ils puissent reprendre leurs études ou trouver un travail. Ils ont depuis tous "repris une vie normale".
Trois anciens jihadistes attendent par ailleurs d’intégrer le tout nouveau programme Exit, qui doit les aider à quitter un milieu radical. Après une série d’entretiens avec les autorités et des psychologues, ils s’engageront par un contrat moral à atteindre certains objectifs. Tom, chef d'entreprise d'une trentaine d'années, fait partie des mentors du dispositif. "Notre rôle est d'écouter ces jeunes en difficulté, aussi souvent qu’ils le souhaitent", précise ce Danois à la coupe en brosse, venu faire le point avec Toke Agerschou. Mais aussi de leur inculquer une certaine discipline, "pour les remettre dans le droit chemin". Contactés par l'intermédiaire de la mosquée radicale Grimhojvej, ces jeunes ne se sont pas présentés aux deux rendez-vous fixés avec francetv info.
Créer le dialogue avec la communauté musulmane radicale
En parallèle de ces programmes, le SSP a entamé un dialogue avec la mosquée Grimhojvej. Ses responsables se réunissent avec des membres de la police et des services sociaux une fois par mois depuis fin janvier, pour discuter du problème des filières jihadistes. "Nous ne collaborons pas avec eux, mais nous estimons qu’il est important de communiquer avec cette communauté afin de convaincre les jeunes de rester au Danemark", met en avant Allan Aarslev. L’initiative a, selon lui, "des résultats clairement positifs". Depuis le début de l'année, un seul départ pour la Syrie a été enregistré par le PET, contre 30 en 2013.
Selon les responsables de la mosquée, ce dialogue permet en outre d'en faire revenir certains. "S’ils s’attendent à être traités comme des criminels, à ce que leurs croyances soient bafouées, ils préfèreront rester là-bas, martèle Oussama Al Saadi, dans son bureau aux murs couverts de livres. Mais nos échanges avec les autorités d’Aarhus nous ont permis de garantir qu’ils seront traités avec respect."
“Empêcher que nos enfants meurent en Syrie”
Pour le commissaire d’Aarhus, Jorgen Ilum, le programme de réinsertion pour jihadistes n’a toutefois rien d’une "approche douce". "L’alternative ne serait pas de mettre ces hommes en prison, ce serait de ne rien faire, explique-t-il avec fermeté. S’ils ont commis un acte répréhensible, ils sont bien sûr poursuivis en justice. Mais dans la plupart des cas, nous n’avons aucune preuve." A Aarhus, on préfère donc "réhabiliter" les anciens jihadistes afin de "garantir leur sécurité et celle de la société". Tout en gardant un œil sur eux. Car les informations recueillies par le SSP sont systématiquement transmises aux services de renseignement.
Les résultats sont tels que le gouvernement danois envisage d’intégrer à son plan national de lutte contre les filières jihadistes ce type de programme, dont le coût est évalué entre 2,5 et 3 millions de couronnes (350 000 à 400 000 euros) par an pour la municipalité. "Tous les pays touchés par ce phénomène devraient prendre exemple sur Aarhus et adopter des programmes de prévention et de réhabilitation pour jihadistes, estime Mohamoud. C’est le meilleur moyen d’empêcher que nos enfants meurent en Syrie."
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