"Paradise Papers" : comment les jets de Dassault Aviation échappent à toute TVA en passant par l'île de Man
Les "Paradise Papers" mettent, mardi, un coup de projecteur sur les troublantes exonérations de TVA en vigueur à l'île de Man, dont profitent les clients milliardaires de l'avionneur Dassault Aviation.
Posé sur le tarmac de l'aéroport de Ronaldsway, sur l'île de Man, un énorme hangar affiche en lettres capitales "JET CENTRE", le centre des jets. Depuis quelques années, l’archipel coincé entre l'Irlande et la Grande-Bretagne s’est spécialisé dans un tout nouveau business de luxe. Depuis 2007, il est possible d’enregistrer un avion sur ce petit bout de caillou de 570 km2 pour 88 000 habitants.
"L’île de Man devait obtenir l’autorisation du Royaume-Uni pour créer un registre des aéronefs. Le processus a pris huit ans", raconte Brian Johnson, l’un des fondateurs du registre des aéronefs de l’île de Man, au Guardian. Ce secteur d’activité émergent favorise, dit-il, l’économie sur l’île : "Le gouvernement espérait enregistrer 12 avions la première année, à la fin de l’année nous en avions 51. L'année suivante, il y en avait 76 nouveaux et chaque année, ce sont 100 avions de plus enregistrés." Dix ans après la création du registre des aéronefs, l’île s'apprête à enregistrer son 1 000e appareil. Ces formalités administratives simplifiées sont la raison apparente de ce succès, mais pas la seule.
Si un propriétaire décide d’importer son avion dans l’Union Européenne via l’île de Man afin de l'y enregistrer, il pourra bénéficier d’un remboursement de la TVA. Cet avantage est acquis dès lors qu’il parvient à prouver que le jet en question est utilisé, au moins en partie, à des fins commerciales.
Et si le propriétaire n’a pas l’intention de louer son avion, les experts fiscalistes du cabinet Appleby savent jouer habilement des dispositions réglementaires pour aider leurs clients à bénéficier malgré tout de cette ristourne de TVA. Elle peut s’élever à quelques millions d’euros pour l’achat d’un avion. Le processus est rodé. Il suffit de créer des sociétés-écrans sur l’île où est importé l’avion. Ensuite, il faut laisser croire que l’entreprise loue ce bien à des fins commerciales, alors que derrière chacune de ces sociétés s’abrite un seul et même propriétaire.
Contactés par nos confrères du journal britannique The Guardian - partenaire du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) comme la cellule Investigation de Radio France - les services de douanes de l'île de Man soulignent que "parmi les 231 candidatures pour un remboursement de TVA, la plus grande majorité a bénéficié d’un remboursement à 100%". Le succès est tel que "le remboursement total de la TVA entre octobre 2011 et mars 2017 s’élève à un montant total d’un milliard de dollars", précise encore le service des douanes de Man.
Chez Dassault Aviation, le client est roi
Le constructeur de l’avion peut également se prêter au jeu. C’est le cas du mastodonte de l’aéronautique français Dassault Aviation. Les documents que Radio France et ses partenaires ont consultés laissent penser que Dassault connaît les montages proposés par Appleby pour permettre à ses clients de bénéficier du remboursement de la TVA lors de l’achat d’un avion de la marque française.
Ainsi, l'oligarque russe Oleg Tinkov a pu bénéficier de ce schéma à trois reprises. L’homme d’affaires, dont le patrimoine est estimé à deux milliards de dollars par Forbes, a fait fortune en Russie. Il y a lancé une société de crédit et banque en ligne, Tinkov Credit System. Grand amateur de cyclisme, il est également propriétaire de l’équipe Tinkoff-Saxo dont fait partie le champion espagnol Alberto Contador. L'oligarque met volontiers son jet privé à disposition de sa formation cycliste.
Entre 2013 et 2016, Oleg Tinkov a successivement investi dans trois avions Falcon. Ces jets d’affaires haut de gamme ont été manufacturés en France par Dassault Aviation pour un montant total de 114 millions de dollars. Pour ce faire, l'oligarque russe a créé des sociétés-écrans qui lui permettent d’acheter ses avions à moindre coût. Ainsi, il peut brouiller les pistes jusqu’au bénéficiaire ultime du stratagème, lui-même.
La première étape est simple. Lors de l’achat de son premier Falcon 2000 LX pour la somme de 28 millions de dollars, deux sociétés lui ont permis de faire écran et de dissimuler le mécanisme. Il s'agit de Stark Limited, une entreprise enregistrée à l’île de Man. La seconde, Moonfield Trading, est enregistrée, quant à elle, aux îles Vierges britanniques. Dans un second temps, le 3 décembre 2013, les avocats d’Appleby ont établi un "contrat de prêt intra-groupe" entre Stark Limited et Moonfield Trading Inc. Il permet à Stark Limited, la première société de Tinkov, d’emprunter 28 millions de dollars à Moonfield Trading, la seconde entreprise de l’homme d’affaires aux îles Vierges britanniques. Le contrat précise que "l’intégralité des sommes dégagées seront affectées à l’achat d’un Falcon 2000LX Dassault".
Des Falcon qui échappent à toute TVA
Stark Limited est donc supposée être une entreprise de location de jet. Tandis que Moonfield Trading, l’un de ses clients, est censé louer le jet. Or, Oleg Tinkov étant propriétaire de ces deux sociétés, il est évidemment l’ultime et l’unique bénéficiaire de cette "location".
Ce schéma d'apparence légale pose problème puisqu’il permet à Oleg Tinkov d’économiser plusieurs millions d’euros de TVA qui auraient dû revenir au fisc. Mais si l'oligarque russe bénéficie des conseils avisés du cabinet Appleby pour constituer ces montages financiers, il peut également compter sur la bienveillance de Dassault Aviation. Les factures des trois avions indiquent la même mention en bas de page : "Exonéré de TVA en vertu de l’article 262 ter 1 du Code Général des Impôts français."
Selon ce texte du code des impôts, les exportations par le vendeur français sont exonérées de TVA. L’acheteur est alors supposé la payer dans le pays d'importation de l'avion. Or, le gouvernement de Man n’a jamais taxé l’entreprise de Tinkov. Elle part du principe que la TVA de 20% était comprise dans le prix de vente du jet. Les services de douanes de l’île auraient dû vérifier l’utilisation réelle des jets. Cependant, l’article 262 ter1 précise que "l'exonération ne s'applique pas lorsqu'il est démontré que le fournisseur savait ou ne pouvait ignorer que le destinataire présumé de l'expédition ou du transport n'avait pas d'activité réelle".
Dans un échange de mails, le responsable du service client du cabinet Appleby écrit au représentant d’Oleg Tinkov : "Étant donné que la vente de l’avion va être réalisée en France, elle sera considérée comme une transaction intercommunautaire entre deux entreprises dont la TVA est enregistrée. Pour ce faire, la nouvelle société à l'île de Man doit être créée et l’enregistrement de la TVA doit être effectué avant l’émission de la facture afin d’éviter la nécessité d’ajouter la TVA sur la facture."
Les documents examinés, par Radio France et ses partenaires dans le cadre de l’enquête des "Paradise Papers", révèlent que le constructeur français avait connaissance des montages utilisés par OIeg Tinkov pour échapper à la TVA. Les échanges de mails entre David Z., responsable des contrats chez Dassault Aviation et le représentant d’Oleg Tinkov ne font aucun doute : "Juste pour éviter tout malentendu : vous avez l’intention d’enregistrer votre Falcon à l’île de Man via une société créée spécifiquement à cet égard ?"
Cette interrogation amène à une autre question. Entre 2009 et 2012, Dassault a créé des filiales éphémères sur l'île pour acheter ses propres avions avant de les revendre aux clients finaux. Pourquoi un tel montage, sinon pour bénéficier d’une exonération de TVA ?
Le gouvernement de Man ne relève "aucune preuve de mauvaise pratique"
Interrogé par Radio France et ses partenaires sur ses filiales de l’île de Man, le constructeur aéronautique a transmis la réponse suivante : il assure en particulier "avoir effectué les vérifications et formalités nécessaires, en accord avec les lois et réglementations en vigueur".
Sur l’aspect particulièrement éphémère de ces sociétés dissoutes peu de temps après leur création, Dassault Aviation répond : "Toutes ces opérations ont été réalisées de façon transparente vis-à-vis des autorités fiscales et nous en répondons régulièrement auprès de celles-ci."
Difficile enfin de croire que les autorités mannoises n’ont pas volontairement fermé les yeux sur ces montages douteux qui font tourner l’économie de l’île. Dans l'archipel, il existe une réelle proximité entre les cabinets d’avocats d’affaires et les autorités. L’actuel directeur des opérations à Appleby Aviation n’est autre que Brian Johnson, ancien responsable de l’aviation civile de l’île de Man et initiateur de la création du registre des avions mannois.
Côté gouvernement, le Premier ministre Howard Quayle, averti de la publication imminente d'une enquête journalistique internationale, se défend d’avoir couvert un système de fraude à grande échelle. "À ce jour, nous n'avons trouvé aucune preuve de mauvaise pratique ou raison de croire que notre service de douanes puisse être impliqué dans un remboursement frauduleux de la TVA", a-t-il déclaré dans un communiqué de presse. Il insiste sur la mise en place d’une "action préventive" visant à "démontrer que l’île de Man est un membre en conformité avec les critères de réglementation, d’ouverture et de transparence de la communauté internationale".
Dans ce même communiqué, les autorités mannoises reconnaissent avoir mis en place un audit suite à la hausse du nombre d’enregistrements de TVA dans le secteur aérien. L’île de Man est aujourd'hui dans le viseur de la Commission européenne qui vient de lancer une enquête sur les pratiques de plusieurs États européens en matière de TVA.
Adèle Humbert - cellule Investigation Radio France / ICIJ / Süddeutsche Zeitung
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.