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Pourquoi la colonisation surgit-elle dans la campagne présidentielle ?

Le candidat d'En marche !, Emmanuel Macron, a qualifié, mardi 14 février à Alger, la colonisation française de "crime contre l'humanité", suscitant un tollé à droite.

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Unité de l'armée française traquant des indépendantistes algériens, le 13 juillet 1956, en Algérie. (PHOTOSVINTAGES / PHOTOSVINTAGES)

Les braises de la guerre d'Algérie ne semblent pas encore totalement éteintes. En déplacement à Alger, mardi 14 février, le candidat d'En marche ! à la présidentielleEmmanuel Macron, a qualifié la colonisation française de "crime contre l'humanité". Tollé à droite et à l'extrême droite et, à gauche, circonspection du candidat socialiste Benoît Hamon, qui appelle à "ne pas jeter de sel" sur "les blessures" de l'Histoire.

Mais pourquoi la colonisation reste-t-elle, en 2017, un thème de campagne hautement inflammable, plus de cinq décennies après les accords d'Evian ? Tentative de réponse.

Parce que c'est devenu un classique des campagnes électorales

Oubliée dans l'effervescence des Trente Glorieuses, puis de 1975 aux années 80, marquées par le choc pétrolier, la question du colonialisme français ressurgit au début des années 2000. Spécialiste de l'histoire coloniale de l'Afrique et professeure d'histoire contemporaine à l'Université de Toulouse contactée par franceinfo, Sophie Dulucq se souvient qu'en 2005, "des mouvements comme les Indigènes de la République ont commencé à demander des comptes sur la période coloniale".

Il a fallu attendre la deuxième ou troisième génération pour que les questions mémorielles viennent sur le tapis.

L'historienne Sophie Dulucq

à franceinfo

Parallèlement, à droite, d'autres inquiétudes voient le jour. Trois ans après la victoire de l'équipe de France "black-blanc-beur" à la Coupe du monde 1998, elles se cristallisent autour du match amical opposant la France et l'Algérie, le 6 octobre 2001, au Stade de France. Le président de la République Jacques Chirac et son Premier ministre de cohabitation, le socialiste Lionel Jospin, y assistent. Sous leur regard consterné, la Marseillaise est sifflée et des jeunes envahissent la pelouse en brandissant le drapeau algérien. Jacques Chirac, rappelle L'Obs, quitte alors spectaculairement la tribune officielle.

En campagne pour la présidentielle de 2002, la droite a trouvé son cheval de bataille et dénonce "l'allégeance" à l'Algérie de jeunes Français de banlieue. Preuve que le lien avec l'ex-colonie reste douloureux, l'UMP (devenu LR) tente, trois ans plus tard, de faire passer dans la loi mémorielle du 23 février 2005 sur les rapatriés un article sur le rôle "positif" de la colonisation. Avant de devoir y renoncer.

Revirement ? En décembre 2007, selon L'Express,  lors d'un voyage officiel en Algérie, Nicolas Sarkozy qualifie le système colonial français en Algérie de "profondément injuste" et "contraire aux trois mots fondateurs de notre République : liberté, égalité, fraternité".  Marche arrière toute en 2012. Sous l'influence de Patrick Buisson, Nicolas Sarkozy multiplie les signaux à l'adresse des rapatriés et des harkis. Malgré les "abus" et "atrocités", la France, martèle-t-il, n'a pas à se repentir de la guerre d'Algérie.

Parce que ça reste un marqueur politique efficace

"Non à la repentance" : la droite décomplexée a trouvé sa ligne de conduite, et François Fillon s'en souviendra, lors de la campagne de la primaire de la droite. "C'est un marqueur très fort, explique le spécialiste des sondages Jérôme Fourquet à franceinfo. La droite 'décomplexée' proclame désormais son 'ras-le-bol de la repentance', et  affirme que la colonisation n''a pas eu que du mauvais'".

"C'est le discours cohérent tenu par François Fillon, qu'il a martelé avec succès pendant la primaire, poursuit-il. Ça a très bien fonctionné dans l'électorat classique de droite, autour de trois enjeux. Le premier, c'est un enjeu mémoriel autour d'un passé qui ne passe pas, ou difficilement. Le deuxième est un affrontement idéologique : la droite prend l'Histoire d'un bloc et se refuse, contrairement à la gauche, à en reconnaître certaines pages sombres. Enfin, il y a l'enjeu électoral.

En appuyant sur cette touche-là, on s'adresse à des électorats précis : les rapatriés, les harkis, les nostalgiques de l'Algérie française ou d'une grandeur passée supposée de la France, avec un électorat qui oscille entre droite et FN".

Jérôme Fourquet

à france info

Merveille des chiffres, plusieurs enquêtes corroborent les fractures françaises sur le sujet. Jérôme Fourquet cite ainsi le sondage réalisé en 2016 pour le site algérien TSA. Plus de la moitié des Français, 52% pour être précis, s'y disaient "favorables à ce que le gouvernement français présente des excuses officielles pour 'les meurtres et exactions commis par l’armée française durant l’occupation de l’Algérie'", et 48% s'y disaient opposés.

Mais le clivage par préférence partisane était des plus nets : "75% des sympathisants Front national et 62% des sympathisants Les Républicains étaient opposés à ces excuses, tandis qu'à gauche, 75% les approuvaient", poursuit Jérôme Fourquet. Avant d'ajouter : "C'est aussi un enjeu générationnel très fort : les deux tiers des moins de 25 ans sont pour, deux tiers des plus de 65 ans sont contre. Ceux-là ont grandi dans une France coloniale et sont probablement très choqués par ce qu'a pu dire Emmanuel Macron". 

Parce qu'elle a imprégné les esprits

Spécialiste du colonialisme français, l'historien Gilles Manceron estime que les déclarations de l'ancien ministre de l'Economie ont au moins le mérite de "poser la question de la colonisation" et de ses prolongements jusqu'à aujourd'hui.

C'est à juste titre que ça a été lancé. La colonisation a imprégné les esprits de manière profonde.

L'historien Gilles Manceron

à france info

"Il faut se souvenir, continue-t-il, que les manuels scolaires de la IIIe république reprenaient les théories de la hiérarchie des races, et affirmaient que l'Europe était civilisée par essence, contrairement aux autres continents. Et ces manuels ont été donnés aux enfants pendant cinq générations successives, jusqu'aux années 50, avec une sédimentation des stéréotypes sur les Noirs, les Blancs etc. On n'a jamais déconstruit ce qui s'est mis en place à cette époque-là ! Je fais le lien avec les discriminations qui se perpétuent aujourd'hui".

Mais la notion de "crime contre l'humanité" est-elle pertinente ? Non, admet Gilles Manceron, car "elle implique une notion juridique historique qui renvoie aux crimes nazis et ne s'applique pas aux crimes coloniaux. Cela ne nous aide pas à penser le colonialisme. Mais je ne récuse pas l'idée : Jean Jaurès, en 1908, parle ainsi d'"attentats contre l'humanité" à propos de massacres commis dans le Rif marocain en 1908".

Belle hauteur de vue, mais il n'est pas exclu qu'Emmanuel Macron ait eu quelques arrière-pensées plus électoralistes. "Il s'est adressé, souligne Jérôme Fourquet, à l'électorat de gauche, et aussi à un électorat issu de l'immigration. Le faire en Algérie, ce n'est pas anodin. C'est une position très clivante, qui suscite une levée de boucliers à droite". Sera-t-elle payante ?

Auteur de "La France identitaire" (La Découverte) et bon connaisseur des campagnes électorales, le journaliste politique Eric Dupin juge durement "cette façon outrancière" de mettre la question sur le tapis dans une France "aux blessures mal cicatrisées". "Ça va surtout permettre à la droite de se ressouder autour de François Fillon !  Ça montre bien l'amateurisme du personnage ! "

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