La vérité importe-t-elle encore en politique ?
Les émotions comptent-elles plus que les faits ? Après la victoire du Brexit et celle de Donald Trump cette année, après des campagnes où de nombreux mensonges ont été véhiculés, franceinfo a posé la question au philosophe Pascal Engel.
"La vérité a-t-elle encore de l'importance ?" s'interrogeait (en anglais) en juillet la rédactrice en chef du Guardian, après la victoire du Brexit au Royaume-Uni. Alors que les "Brexiters" (partisans du retrait du pays de l'Union européenne) ont aligné les mensonges durant la campagne pour faire gagner leur camp et que le futur président des Etats-Unis, Donald Trump, a aussi fait de la désinformation sa marque de fabrique, la vérité a-t-elle encore sa place en politique ?
En écho à ces événements, le dictionnaire britannique Oxford a choisi, mercredi 16 novembre, de désigner le mot "post-truth" (post-vérité) comme mot de l'année. Il désigne une période où les faits ont moins d'influence sur l'opinion publique que les émotions et les opinions personnelles.
Comment expliquer cette situation ? En quoi est-ce un danger pour la démocratie ? Franceinfo a interrogé le philosophe Pascal Engel. Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris, il a publié La Norme du vrai, philosophie de la logique (éd. Gallimard, 1989) et A quoi bon la vérité (éd. Grasset, 2005).
Franceinfo : Des "Brexiters" (partisans du Brexit) à Donald Trump, l'année politique a été riche en mensonges, ce qui n'a pas empêché la victoire de leurs auteurs...
Pascal Engel : En effet, c'est assez épouvantable de voir comment la parole politique s'est complètement lâchée. Que ce soit Donald Trump qui affirme que Barack Obama a fondé Daech, ou les partisans du Brexit qui racontent à leurs électeurs que leur pays verse 350 millions de livres (450 millions d'euros) à l'Union européenne chaque semaine, les mensonges sont devenus un instrument systématique de propagande politique.
Ce qui est nouveau n'est pas qu'on mente, mais que l'on ne se soucie absolument plus de la vérité et des faits. Ce qui compte, c'est de dire des choses pour provoquer des émotions et faire adhérer le plus grand nombre. Malgré toutes les preuves apportées par ses contradicteurs, Donald Trump a continué à égrener les mensonges en toute impunité.
On n'est plus dans le domaine de la vérité, mais simplement dans celui de l'énonciation. Donald Trump a porté au paroxysme ce nouveau mode de discours que l'essayiste américain Ralph Keyes a appelé, en 2004, "la post-vérité", dans son ouvrage L'ère de la post-vérité (St Martin's Press).
Le mensonge en politique est loin d'être nouveau...
Bien sûr, mais la politique post-vérité ne se définit pas par le recours au mensonge, qui est pratiqué depuis des lustres. Les hommes politiques ont toujours eu recours au mensonge, mais étaient prêts à tempérer leur propos, à dire qu'ils s'étaient trompés et à en subir les conséquences, électorales et juridiques. Que l'on songe par exemple à la carrière de Bill Clinton et à l'affaire Lewinsky. Ils admettaient la règle du jeu : on doit dire vrai.
Ce qui est nouveau, c'est de se moquer totalement de la vérité, de faire comme si elle n'existait pas et n'était pas la règle de base du discours politique. A cet égard, Donald Trump en est le digne représentant, c'est un "bullshiter" (baratineur) au sens où l'a développé le philosophe américain Harry Frankfurt dans son ouvrage De l'art de dire des conneries (édité en France par 10/18), en 2006.
Quelle est la différence entre un menteur et un baratineur ?
Alors qu'un menteur connaît la vérité, et ment en fonction d'elle pour mieux la cacher ou la manipuler, le baratineur n'en a rien à faire. Donald Trump a dit tout et n'importe quoi durant la campagne, sans se soucier de savoir si ses propos avaient un quelconque lien avec la vérité. Un commentateur américain a même dit : "He has been never above stream of consciousness" ("Il n'a jamais été plus loin que ce qui lui passait par la tête").
Autrement dit, il improvise. Il considère la politique comme un business et l'a même théorisé dans son livre The Art of the deal (éd. Ballantine Books), L'art de négocier, en 1987. Cette attitude n'empêche pas les électeurs, conscients de ses mensonges, de l'avoir sollicité.
Trump n'est pas tant le signe avant-coureur de ce qui nous attend, il est la conséquence de processus en œuvre depuis longtemps.
Comment sommes-nous arrivés à cette ère de post-vérité ?
En ce qui concerne les origines intellectuelles, je dirais que cela remonte aux années 1970 avec le post-modernisme. A cette époque, nombre d'intellectuels ont remis en question certaines valeurs héritées des Lumières, comme la preuve et le respect des faits pour aboutir à la vérité. Des valeurs défendues par les journalistes, les professeurs, les chercheurs.
Ces valeurs ont été jugées obsolètes par les post-modernistes comme Jacques Derrida, Michel Foucault ou Jean-François Lyotard. Ils ont considéré que la vérité et la preuve étaient manipulées par les enjeux de pouvoir. Pour eux, la vérité est un récit parmi d'autres au service de divers pouvoirs. Ce courant a influencé les sciences sociales, mais aussi la politique et la vie sociale. Les digues traditionnelles –journalistes, universitaires, politiques– se sont effondrées et font désormais l'objet d'un scepticisme général.
Le contexte politique a aussi permis cela. A chaque fois que la désinformation a pris beaucoup d'ampleur, c'était lors de crises politiques majeures. Il n'y a qu'à songer aux bureaux de propagande créés par les Alliés et les nazis durant la seconde guerre mondiale. Aujourd'hui par exemple, la crise des migrants engendre une quantité de fausses informations qui ont pris des proportions sans précédent en raison de la transformation des canaux qui les véhiculent, internet et les réseaux sociaux.
Comment ces réseaux participent-ils à l'échange de fausses informations ?
Sur Twitter ou Facebook, les gens partagent et aiment des contenus qui vont dans le sens de leurs opinions. L'algorithme des réseaux sociaux ne se soucie pas de la vérité d'une information, mais de faire remonter des contenus similaires à ceux que l'on a déjà aimés et partagés. Cela crée des "bulles informationnelles" et renforce nos croyances de départ. C'est une excellente brèche pour tous les sites complotistes ou les sites de désinformation.
Par conséquent, il est très difficile de vérifier si une information est vraie ou fausse. Ce n'est pas qu'une question de supports, la surabondance d'informations est telle que les gens ne savent pas comment réagir, leur attention est diluée, ils sont "débordés" et partagent sans vérifier.
Mais les ressources de ces réseaux, la vigilance de leurs membres, ont aussi contraint les politiques à davantage de prudence.
Il est vrai que les politiques sont contraints à une plus grande exigence de transparence, comme la publication du patrimoine des ministres en France. Les médias font du "fact-checking", la parole publique est examinée de très près. Mais cette transparence n'est pas toujours voulue par les individus. Les lieux de pouvoir restent associés à la culture du secret, on a accepté le fait qu'on ne saura jamais tout, que des informations cachées existeront toujours.
Il faut aussi que les individus aient confiance dans les institutions qui vérifient ces paroles. Est-ce que les médias ont encore l'autorité nécessaire pour faire cela ? La baisse de confiance envers les médias traditionnels n'est pas nouvelle. Les gens ne lisent quasiment plus de journaux, ils s'informent via leurs réseaux de ce dont ils veulent bien s'informer. Comment, dans ces conditions, s'étonner qu'ils finissent par ne croire que ce qu'ils ont envie de croire ? Il y a beau y avoir des "fact-checkers", des lanceurs d'alerte, le flux du faux s'impose quand même.
Les journalistes auront beau vérifier tous les faits et paroles, ce qui compte, ce n'est plus la vérification des faits, l'expertise, mais qui l'a produite.
Cela ne concerne pas que l'information d'actualité. On croit ceux qui ont produit la notice explicative de notre machine à laver, mais on suspecte l'expertise en politique, en économie, car on l'estime biaisée.
Les sciences cognitives ont montré que nous aurions tendance à refuser naturellement la vérité.
Ces études n'expliquent pas tout, mais elles montrent que les hommes auraient tendance à la paresse lorsqu'il faut aller à l'encontre de ce que l'on pense. Notre cerveau doit aujourd'hui faire des efforts considérables pour assimiler le flux très dense d'informations, ce qui ne facilite pas les choses.
Vérifier les informations est devenu si difficile que les maîtriser est un travail titanesque. Lors des inondations de juin en France, on a vu beaucoup de maisons inondées, de personnes qui n'arrivaient pas à se faire rembourser les dégâts... C'étaient des constatations. Il est beaucoup plus difficile d'analyser les causes de ces inondations. Cela ne veut pas dire que nous n'avons aucun moyen de les vérifier, mais c'est beaucoup plus difficile. Ce qui est sidérant, c'est le contraste entre nos moyens technologiques et la pauvreté des informations qui nous arrivent.
Est-ce que l'émotion guide davantage nos choix aujourd'hui ?
Je crois qu'il y a un profond changement des attitudes. Les individus sont habitués à ce que les politiques mentent et gagnent. Ils sont désenchantés et se réfèrent au candidat qui sort du lot plutôt qu'à celui qui énonce des faits et des expertises. Les politiques l'ont très bien compris, cela a abouti à la culture du "mentir vrai" et à la démagogie assumée.
Pour certains d'entre eux, les électeurs doivent ressentir le sentiment d'injustice, avant même d'avoir les faits qui provoquent cette injustice. Ce retour des affects et des émotions est très lié au retour du religieux.
La pensée religieuse, qui suppose foi et allégeance, prime désormais sur la vérification et la preuve.
Plus les individus réagissent avec leurs affects, plus ils sont manipulables. Même si la croyance et les émotions ont toujours fait partie de la nature humaine, il faut résister à cette omniprésence des affects, cela pourrait être un dangereux retour en arrière. La France comme les Etats-Unis ont fondé leur démocratie sur un équilibre fragile entre raison et religion.
Quel pays est allé le plus loin aujourd'hui dans la politique post-vérité ?
La Russie nous a fourni de nombreux exemples montrant à quel point ses dirigeants se moquaient de dire la vérité à leur peuple. Comme lorsque Vladimir Poutine a affirmé qu'il n'y avait pas de soldats russes en Ukraine en 2015, malgré les preuves contraires. La même chose se produit en Turquie. Comment les dirigeants turcs ont-ils pu dire à leur peuple : "Il n'y a jamais eu de génocide arménien" ?
Tout cela est le fruit d'un long processus historique qui a conduit à une démocratie très faible, à une perte de confiance envers les institutions, sur lequel peuvent émerger des dirigeants qui ne se préoccupent plus de la vérité et créent la leur. Cette nouvelle forme d'autorité représente un réel danger pour la démocratie, et peut mener à la tyrannie.
Comment résister à cela ?
Il faut revenir sur les moyens dont la connaissance est portée au public. Il faut que la vérité puisse être évaluée selon un jugement, et non plus par rapport aux affects. Lorsque Nicolas Sarkozy tient son discours sur la double ration de frites, nous devrions être capables d'en discuter de manière rationnelle plutôt que de réagir dans l'émotion. Car la vérité est aussi devenue plus complexe. C'est facile de vérifier un budget, mais c'est plus dur de donner une vérité sur une question comme l'avortement. On parle de quelle femme, de quel âge, dans quel pays ?
Il faut remettre en place ses "gardiens" et leur donner des moyens, cela passe par l'éducation, les médias. On a trop fait confiance au "tout le monde regarde la télévision, tout le monde est sur internet et s'informe". Il faut se battre là où c'est loin d'être le cas. Hillary Clinton a eu tort de ne pas se rendre dans les Etats qu'elle croyait acquis aux démocrates durant sa campagne.
Une bataille ne se gagne pas sans ses fantassins ! La crédulité humaine est une cause permanente. Au XVIIIe siècle, on a voulu la combattre, et avec un certain succès, comme Voltaire. Pourquoi aujourd'hui rendrait-on les armes devant elle ?
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