: Récit "Ces excès m'ont servie" : novembre 1974, l'intense bataille de Simone Veil pour la dépénalisation de l'avortement
Franceinfo revient, en détail, sur le débat parlementaire de novembre 1974, un moment-clé de la vie de Simone Veil, morte le 30 juin à l'âge de 89 ans. Ses obsèques ont lieu, mercredi, aux Invalides, à Paris.
Il est 3h40 du matin, le 29 novembre 1974, quand la loi dépénalisant l'interruption volontaire de grossesse est adoptée, au terme de trois jours et deux nuits d'intense débat. La ministre de la Santé, Simone Veil, rentre chez elle. A son domicile, "un gigantesque bouquet" l'attend en guise de remerciements. Il provient de son Premier ministre, Jacques Chirac. C'est lui qui, six mois plus tôt, a convaincu Valéry Giscard d'Estaing de faire entrer au gouvernement celle qui est alors secrétaire du Conseil supérieur de la magistrature.
On est en mai 1974. VGE vient d'être élu et souhaite que le Parlement réforme l'avortement "dans le sens libéral et non répressif". C'est une promesse de campagne. A cette époque, l'acte est encore sévèrement puni par la loi, qui prévoit un à cinq ans de prison pour "quiconque aura procuré ou tenté de procurer l'avortement d'une femme enceinte" et six mois à deux ans de prison pour la femme en question.
Un contexte favorable à une légalisation...
Mais plusieurs événements révèlent un besoin d'inflexion dans la société française, de plus en plus ouverte à la légalisation. Trois ans avant la présentation de la loi Veil, le Manifeste des 343 paraît dans Le Nouvel observateur. La tribune, écrite par Simone de Beauvoir et signée par Marguerite Duras, Violette Leduc, Françoise Sagan ou encore Catherine Deneuve, entend réclamer le droit à l'avortement. L'année suivante, en 1972, le très médiatique procès de Bobigny remet le sujet sur le devant de la scène. L'avocate Gisèle Halimi obtient la relaxe d'une adolescente de 17 ans ayant avorté illégalement après avoir été violée. Puis plus de 330 médecins confient, publiquement, pratiquer l'avortement.
Dès son entrée au gouvernement, Simone Veil est chargée de préparer un nouveau projet de loi sur l'avortement, après le rejet d'un premier texte en décembre 1973. La toute nouvelle ministre de la Santé écope de ce dossier en lieu et place de son collègue de la Justice, Jean Lecanuet, opposé à la mesure, rappelle Libération.
C'est un pari pour Jacques Chirac, peu favorable au projet : en le plaçant sur le terrain de la santé, et non sur celui des droits des femmes, il espère une conclusion positive, décrypte La Croix. Le Premier ministre, qui y voit "une affaire de bonnes femmes", laisse toute la latitude à Simone Veil et lui assure un soutien sans faille.
... mais des attaques bien avant le discours
Car la pression se fait rapidement sentir, bien avant l'ouverture des débats à l'Assemblée, alors que le texte est présenté en Conseil des ministres puis en commission. "Une partie de l'opinion, très minoritaire, mais d'une efficacité redoutable, s'est déchaînée. J'ai reçu des milliers de lettres au contenu souvent abominable, inouï. Pour l'essentiel, ce courrier émanait d'une extrême droite catholique et antisémite dont j'avais peine à imaginer que, trente ans après la fin de la guerre, elle demeure aussi présente et active dans le pays", raconte ainsi Simone Veil dans son autobiographie Une vie (éd. Stock, 2007) en décrivant le climat précédant le débat. Le combat s'annonce rude.
"A cette époque, certains de ses amis ne voulaient plus la recevoir, d’autres ont cessé de lui adresser la parole", raconte ainsi Françoise de Panafieu, dans Le Monde, en se basant sur le témoignage de sa mère, Hélène Missoffe, alors députée. A quelques jours du discours de Simone Veil, le conseil de l'Ordre des médecins lui dit sa totale opposition au projet de loi. "Face à un milieu [médical] au conservatisme très marqué, je présentais le triple défaut d'être une femme, d'être favorable à la légalisation de l'avortement et, enfin, d'être juive", analyse l'intéressée dans Une vie.
De son côté, "le mouvement Laissez-les vivre inonde les parlementaires de pétitions et de documents stigmatisant l'assassinat collectif que serait l'avortement légal", comme le relate Simone Veil dans Paris Match. Jusqu'à la veille du débat parlementaire, plusieurs députés de sa propre majorité, hostiles à toute légalisation, la supplient "de renoncer à défendre le texte".
"Il suffit d'écouter les femmes"
En dépit de l'hostilité des députés et des chapelets égrenés par les militants catholiques anti-avortement postés devant le Palais-Bourbon, Simone Veil ne plie pas. Le 26 novembre 1974, à 16 heures, la ministre de la Santé prend la parole dans une Assemblée pleine à craquer, composée de 481 hommes et seulement neuf femmes. Elle s'exprime en tant que "ministre de la Santé, femme et non-parlementaire".
Dans un discours emblématique d'une trentaine de minutes, elle défend le projet de loi 1297, un texte censé durer cinq ans, qui autorise l'interruption volontaire de grossesse avant la dixième semaine. La voix est hachée, le ton ferme. "Je voudrais vous faire partager une conviction de femmes – je m'excuse de le faire devant cette Assemblée constituée quasi-exclusivement d'hommes. Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l'avortement. Il suffit d'écouter les femmes. C'est toujours un drame, cela restera toujours un drame", lance Simone Veil, sous quelques applaudissements.
Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur les trois cent mille avortements qui, chaque année, mutilent les femmes de ce pays, qui bafouent nos lois et qui humilient ou traumatisent celles qui y ont recours.
Simone Veille 26 novembre 1976
Les allusions au nazisme contre une ancienne déportée
Selon Libération, l'une des seules femmes de l'Assemblée, Hélène Missoffe, est la première à parler dans la foulée de la ministre. "Se fermer les yeux, faire comme si le problème n’existait pas, est à la fois lâche, bête et stupide", lance cette députée de droite, favorable au projet. Elle est suivie par les interventions de députés de gauche, pro-légalisation, mais circonspects quant aux modalités.
En fait, dès le premier jour, les attaques les plus virulentes proviennent d'une partie de la droite au pouvoir. A la tribune, Jean Foyer, ancien garde des Sceaux du général de Gaulle, donne le ton des longues heures de débat qui vont suivre :
Le temps n'est pas loin où nous connaîtrons en France ces 'avortoirs', ces abattoirs où s'entassent des cadavres de petits hommes et que certains de mes collègues ont eu l'occasion de visiter à l'étranger.
Jean Foyerà l'Assemblée nationale
Rapidement, les allusions à l'histoire de Simone Veil, rescapée des camps de la mort où elle a perdu ses parents et son frère, fusent. Un député parle d'une "barbarie organisée et couverte par la loi comme elle le fut par les nazis". Un autre y voit carrément "le choix d'un génocide".
Ces références à la Shoah atteignent un paroxysme au soir du deuxième jour de débats, lorsque le député Jean-Marie Daillet (Centre démocrate) évoque le spectre des embryons "jetés au four crématoire". C'est l'attaque la plus blessante pour Simone Veil qui reste, toutefois, imperturbable, assise sur le banc du gouvernement, à prendre des notes. "Je crois qu'il ne connaissait pas mon histoire, confiera-t-elle plus tard, mais le seul fait d'oser faire référence à l'extermination des juifs à propos de l'IVG était scandaleux."
Croix gammées et lettres de menace
Les débats s'éternisent jusque tard dans la nuit et Simone Veil affiche un visage plus fatigué. Même à l'extérieur du Palais-Bourbon, la tension est permanente. "Il m'arrivait le soir d'aller chercher maman et nous rentrions tout de même à pied. Il y avait une ambiance un petit peu tendue, mais maman marchait à pied dans la rue, ce n'était pas un souci", se souvient son fils, Pierre-François Veil, sur Europe 1.
Il n'empêche : "Plusieurs fois, en sortant de chez moi, j’ai vu des croix gammées sur les murs de l’immeuble. A quelques reprises, des personnes m’ont injuriée en pleine rue", assure Simone Veil. Chez elle, "les lettres de menace, les insultes, les coups de téléphone" se multiplient.
Lorsqu'elle regagne les bancs de l'Assemblée, les attaques ne se calment pas. Une photo d'elle prise à l'époque la montre, apparemment affectée, la tête dans les mains. "Je ne pleurais pas", affirme-t-elle en 1995 sur France 2, soulignant simplement qu'elle était fatiguée après les longues heures passées à écouter les députés. Hors de question de se laisser aller. "Il y avait tellement d'hypocrisie dans cet hémicycle rempli essentiellement d'hommes, dont certains cherchaient en sous-main des adresses pour faire avorter leur maîtresse ou quelqu'un de leurs proches, ironise-t-elle dans Le Monde. Je pense qu'en définitive, ces excès m'ont servie."
"Ecoutez les palpitations du cœur d'un petit être"
Heureusement, car rien n'arrête les députés. "Ce n'était pas un hémicycle, c'était une arène, avec la volonté d'un certain nombre de députés d'avoir la peau de Simone Veil", analyse a posteriori le journaliste Robert Namias, interrogé par France 2. Au troisième et dernier jour de débat, des députés de droite franchissent un nouveau palier dans l'outrance. A la tribune, René Feït, également gynécologue, affirme que si le projet était adopté, "il ferait chaque année deux fois plus de victimes que la bombe d'Hiroshima".
Pour appuyer son propos, le député Emmanuel Hamel n'hésite pas à diffuser ce qu'il prétend être les battements d'un cœur de fœtus de quelques semaines. "Ecoutez les palpitations du cœur d’un petit être conçu le 4 octobre 1973 et enregistré quarante-neuf jours après", déclare-t-il en lançant une bande sur son magnétophone, écopant d'un rappel au règlement du président de séance.
Je savais que les attaques seraient vives, car le sujet heurtait des convictions philosophiques et religieuses sincères. Mais je n'imaginais pas la haine que j'allais susciter, la monstruosité des propos de certains parlementaires ni leur grossièreté à mon égard. Une grossièreté inimaginable. Un langage de soudards.
Simone Veildans "Le Monde"
Adoptée par 284 voix contre 189
Le 28 novembre, après avoir écouté les interventions de 73 orateurs et suivi plus de 25 heures de débat, la ministre reprend finalement la parole. "Il n'y a plus d'échappatoire. Le Parlement doit choisir et prendre ses responsabilités vis-à-vis du pays", lance-t-elle aux députés. Commence alors une ultime nuit de bataille autour du vote des amendements, pour laquelle Jacques Chirac propose même de "prêter main-forte".
L'un d'eux manque de tout faire basculer : les socialistes, sur lesquels repose en grande partie le vote, menacent de ne pas valider la loi en raison d'un amendement permettant aux établissements hospitaliers privés de ne pas être obligés de pratiquer l'avortement. Selon Libération, Simone Veil négocie ferme avec le socialiste Gaston Defferre et finit par convaincre le groupe. "J'ai pris des engagements, et la clause de conscience me paraît normale", se justifie-t-elle dans Paris Match.
Le 29 novembre 1974, à 3h40 du matin, la loi est finalement votée par 284 voix contre 189. Simone Veil rentre chez elle : "On me suit en voiture, des femmes m'embrassent, d'autres me menacent." La ministre vient de remporter la bataille pour l'avortement, confirmée quinze jours plus tard au Sénat. Et de marquer l'histoire de France.
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