A Poitiers, les musulmans restent philosophes face à l'islamophobie ordinaire
Après les attentats qui ont visé la rédaction de "Charlie Hebdo" et l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes, la mosquée a été visée par une tentative d'incendie. Mais la communauté musulmane veut rester optimiste.
Les cœurs ont été découpés dans du papier et accrochés les uns aux autres pour former des guirlandes multicolores. Malmenés par une pluie fine mais tenace, ils résistent étonnamment à la mosquée de Poitiers (Vienne), mercredi 28 janvier. "Vous avez vu ? C'est sympathique, n'est-ce pas ?", relève l'imam. Dans un instant, Boubaker El Hadj Amor reviendra sur les actes islamophobes qui ont visé le lieu de culte. Mais d'abord, il attire l'attention sur les témoignages de solidarité : les mots apaisants prononcés à la prière du vendredi 9 janvier, jour de l'épilogue sanglant de la traque des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly ; le millier de personnes venues rendre hommage aux 17 victimes des attentats ; les visites des officiels, des non-musulmans et des représentants d'autres communautés ; les guirlandes et les cœurs...
Il dresse le portrait d'une ville unie, malgré la phrase "Mort aux Arabes, les Français sont en guerre", taguée le 7 janvier sur un mur de la mosquée. Malgré aussi la tentative d'incendie survenue quelques jours plus tard dans le lieu de culte toujours en chantier. Plus de quinze jours après ces dégradations, francetv info a rencontré des Poitevins musulmans pour recueillir leurs sentiments sur cette vague d'actes islamophobes qui a suivi les attentats de Paris et de Montrouge (Hauts-de-Seine). Des témoignages lucides et optimistes, qui détonnent dans une actualité tournée vers la méfiance vis-à-vis de l'autre.
"Les tags, on a presque l'habitude"
Les attaques de la mosquée de Poitiers ne sont que deux des 116 actes islamophobes recensés entre le 7 et le 20 janvier par l'Observatoire de l'islamophobie. Deux des 33 actions menées spécifiquement contre des mosquées et salles de prières. "Quand on vous appelle au milieu de la soirée pour vous dire que la mosquée brûle, oui, c'est effrayant, souffle l'imam. Les tags, hélas, on a presque l'habitude. On sait qu'il existe des extrémistes. Mais une tentative d'incendie, nous n'y pensions même pas."
Dans le bâtiment de béton, le départ de feu n'a fait aucune victime. Mais l'intrusion inquiète. D'autant que ce n'est pas une première. En octobre 2012, 74 militants du groupe d'extrême droite Génération identitaire avaient envahi la future mosquée, déployant une banderole à leur nom. Plus tard, les fidèles ont découvert des croix gammées dessinées sur un mur. Pendant un moment, la mosquée a également été visée par "des autocollants haineux, explique Boubaker El Hadj Amor. Le fait d'un homme isolé, qui a été arrêté, pris en flagrant délit de collage". Et depuis, plus rien. Jusqu'aux attentats.
"Les échos que j'ai de la part de ma communauté, c'est que les choses se passent bien à Poitiers", poursuit l'imam. Pour tenter d'expliquer cette vague d'actes islamophobes, il se dit que "l'émotion collective", couplée dans ce cas précis à l'abus d'alcool [l'homme qui a reconnu être l'auteur du graffiti était ivre au moment des faits], a pu pousser des individus fragiles à de tels actes, à la différence des attaques organisées des identitaires. "Je pense que les choses rentreront dans l'ordre", assure Boubaker El Hadj Amor, même s'il reconnaît que la parole islamophobe "revient à la charge, avec de moins en moins de gêne".
"Est-ce le prix à payer pour la banalisation du fait musulman ?"
Unes de magazines, éditos, interviews ou caricatures de Mahomet... en tant qu'imam, il invite les fidèles à répondre par le mépris. Et de s'interroger : "Est-ce là le prix à payer pour l'installation de la communauté musulmane en France ? Nous aspirons à la banalisation du fait musulman, mais peut-être que pendant encore vingt ou trente ans, il faudra que nous continuions à nous occuper de nous-même, en ignorant ces provocations ?", s'interroge-t-il.
A l'autre bout de la ville, dans le quartier des Trois-Cités, Abdelmajid Amzil conseille, lui aussi, aux jeunes qu'il reçoit dans son association de ne pas se laisser écraser par ce contexte pesant pour les Français musulmans. "Comme tout le monde, la première fois que j'entends des propos hostiles, je suis en colère. La deuxième fois, je suis triste. Et puis après, je deviens un peu indifférent", souffle le directeur d'Abchir, une structure qui dispense des cours d'arabe, mais aussi du soutien scolaire et des activités pour les jeunes du quartier quelle que soit leur confession. Il confie trouver l'apaisement dans sa foi, "la seule option possible" quand, comme lui, "on refuse de répondre aux attaques par la frustration, la colère ou la peur". Mais cette dernière se répand, s'inquiètent les organisations musulmanes. Notamment chez les femmes voilées, premières victimes des agressions à caractère islamophobe.
"Après les attaques [terroristes], c'est vrai que j'ai reçu trois ou quatre appels téléphoniques de femmes qui avaient très peur pour leur sécurité, concède l'imam. On m'a rapporté qu'une d'entre elles s'était même fait cracher dessus dans un supermarché de Poitiers."
"Ils ont l'impression d'être les méchants"
Pour autant, Cathy refuse de céder à la peur. "Certaines femmes en arrivent à un point où elles ne veulent plus sortir de chez elles. J'en connais qui veulent s'acheter une lacrymo parce qu'elles redoutent tous les jours de se faire agresser, se désole-t-elle. Pas moi !" Cette mère de quatre enfants a le sourire facile et des yeux doux, surmontés de lunettes discrètes. Un voile gris lui cache les cheveux et vient encercler son visage, jusqu'en dessous du menton. Elle est "une musulmane visible", et à ce titre, particulièrement exposée. Au sein de l'association poitevine, elle assure notamment des cours de religion, mais aussi d'éducation civique pour des jeunes filles âgées de 8 à 18 ans.
Sans la nommer, elle décrit une islamophobie diffuse, sémantique. Une façon de ne mentionner l'appartenance religieuse d'un Français que lorsqu'il s'agit d'un musulman. Ou comme elle, d'un "converti". "Comme si dans la tête des gens, on ne pouvait pas être citoyen français et musulman. Au marché, un commerçant m'a dit : 'J'ai été en vacances dans votre pays ! Regardez, j'ai ramené une main de Fatmah.' Comment ça, dans mon pays ?", rit-elle. Autour de la table où sont venus discuter une dizaine de bénévoles, parmi lesquels des non-musulmans, tout le monde acquiesce.
Interrogée sur les conséquences des attentats pour les musulmans de sa ville, Cathy s'inquiète pour les plus jeunes. "On s'est tout de suite réuni pour discuter avec les enfants. Ils avaient l'impression que partout, on ne parlait que d'eux, tout le temps. Pourquoi ? Parce qu'on répétait le mot 'musulman' en boucle. Dans leur tête, ils ont l'impression d'être les méchants", détaille-t-elle.
"La France souffre d'un déficit de compréhension"
"Il y a un problème avec le mot 'islamiste', renchérit Saïd, ancien prof d'anglais qui fait, ici, du soutien scolaire. Sans fondement linguistique, il renvoie vers l'islam et vise d'emblée tous les musulmans." "Pourquoi ne pas simplement dire 'terroriste' ?", lance Omar, agacé. Abdelmajid explique : "Quand Anders Breivik perpètre un massacre en Norvège, aucun média ne va pas dire qu'un 'christianiste' a commis un attentat. (...) Quand un musulman est assassiné chez lui par un voisin qui crie : 'Je suis ton Dieu, je suis ton islam', comme s'est arrivé la semaine dernière, là aussi, on parle d'un déséquilibré. Ce qui ne fait pas de doute, c'est que ceux qui ont commis ces attentats sont des déséquilibrés, pas des musulmans."
Les mots ont leur importance, insiste Saïd, qui diagnostique en France un "déficit de compréhension" entre les Français. Si d'un côté, les politiques et les médias doivent prendre conscience du poids des mots qu'ils utilisent, "nous aussi nous devons faire un effort pour bien expliquer notre culture aux non-musulmans, il faut que nous travaillions à être toujours davantage actifs dans la société." C'est en tout cas avec cette ambition qu'Abdelatif Amzil a fondé Abchir. A ce titre, il sait que les préjugés ne sont pas insurmontables.
"Faut arrêter avec la présomption de mauvaise intention"
Son association se trouve au cœur du centre commercial des Trois-Cités, un petit ensemble de boutiques planté au beau milieu du quartier du même nom. Avant même de s'installer dans les locaux, il n'a pu empêcher la rumeur et la suspicion : "Avant que l'on emménage ici, un article de presse a évoqué l'installation d'une école coranique dans le centre commercial, glisse-t-il d'un ton incrédule. Vous imaginez ? Moi, je lis ça dans le journal, je me dis : 'Ecole coranique, taliban, Afghanistan, Al-Qaïda. Ça y est, c'est la guerre aux Trois-Cités !'" "On a donc invité tous les commerçants à nous rencontrer pour expliquer notre projet autour d'un thé, détaille-t-il. Au départ, 80% d'entre eux nous étaient hostiles. Cinq sont venus et sont repartis rassurés. Un an plus tard, tout va bien et plus personne n'a de doutes concernant nos intentions. Faut arrêter avec la présomption de mauvaise intention."
"Optimiste", Abdelatif Amzil retient de l'après-Charlie de beaux moments d'échanges. "Je me souviens d'un homme, que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam, qui est venu pleurer sur mon épaule en me disant qu'il ne voulait pas qu'on paye pour ces actes barbares." Cathy, elle, pense en souriant à "cette dame non-musulmane qui a voulu défiler à côté de moi, pour se montrer avec une femme voilée". Sur son smartphone, Saïd a pris une photo de son fils de 9 ans, tout sourire avec un policier. "Je lui avais expliqué que les terroristes avaient aussi tué des policiers. Il s'est dirigé vers l'un d'entre eux pour lui dire : 'Vous savez Monsieur, on vous aime aussi'. En retour, l'homme a sorti un écusson tricolore de sa poche et le lui a offert. Tout le monde avait les larmes aux yeux, évidemment."
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