A Paris, la "difficile cohabitation" entre riverains et toxicomanes près de la salle de shoot de l'hôpital Lariboisière
Neuf mois après son ouverture dans le 10e arrondissement, l'espace Gaïa continue de cristalliser les tensions, relancées récemment par la mort d'un homme à proximité. Franceinfo s'est rendu sur place.
"Le quartier est devenu insalubre et je ne parle même pas de l'insécurité..." Sur le trottoir de la rue Saint-Vincent de Paul, dans le 10e arrondissement de Paris, Nicole et Carine se lancent dans une conversation animée, mardi 25 juillet. Comme plusieurs autres riverains, les deux femmes dénoncent la salle de consommation à moindre risque (SCMR) qui a ouvert mi-octobre à côté de l'hôpital Lariboisière. La mort d'un homme en face de l'espace, le 14 juillet, a relancé la polémique dans ce quartier, où des banderoles "non à la salle de shoot en quartier résidentiel" sont toujours accrochées sur les façades de deux immeubles. "Vous vous rendez compte, il a agonisé dans l'indifférence générale !" s'indigne l'une des deux femmes.
Plusieurs riverains affirment que l'homme était un toxicomane. Le maire du 10e arrondissement, Rémi Féraud, assure pourtant que la mort de cet homme n'a aucun lien avec la salle de shoot. "Il s'agit d'un SDF qui s'était enfui de l'hôpital Lariboisière quelques jours plus tôt, explique l'élu socialiste à franceinfo. Il n'était pas connu de l'association Gaïa, qui gère la salle. Aucun stupéfiant ne se trouvait dans son organisme au moment de sa mort, seulement de l'alcool." Pour l'édile, la réaction de certains riverains à ce drame est "la preuve que la SCMR est devenue le bouc émissaire des problèmes qui existaient auparavant dans le quartier".
"La salle de shoot a changé ma vie"
A l'entrée de l'espace Gaïa, Charlie fume sa cigarette d'un air nerveux. Comme tous les jours, cette étudiante de 25 ans s'apprête à consommer du Skenan, un médicament à base de morphine. "La salle de shoot a changé ma vie, confie-t-elle. Je venais déjà dans le quartier avant, pour acheter, mais je devais consommer dans les toilettes publiques ou les parkings." Charlie, qui vit avec ses parents, "ne peut pas se piquer chez elle". Cachée derrière ses longs cheveux bruns, elle décrit l'atmosphère "anxiogène" de la consommation dans la rue, "les autres toxicos qui tambourinent à la porte des toilettes", "la peur de se faire choper par la police", "les seringues usagées éparpillées par terre".
Aujourd'hui, je peux utiliser du matériel propre, avec des médecins et des infirmiers à proximité. Je me sens en sécurité.
Charlie, toxicomaneà franceinfo
Hassen vient lui aussi tous les jours, pour "consommer discrètement du crack" par injection et inhalation. "Ici, il n'y a pas de risque d'attraper des maladies, explique l'homme au visage émacié, les yeux hagards. L'équipe nous connaît, elle nous accompagne, c'est mieux." Au moins cinq personnes accueillent quotidiennement les usagers à l'espace Gaïa. L'équipe, constituée de médecins, d'infirmiers, d'éducateurs spécialisés et d'une assistante sociale, dénombre environ 200 passages par jour. "La salle a très vite atteint sa vitesse de croisière, précise Rémi Féraud. Le nombre de passages, stable, prouve que la SCMR n'a pas créé d'appel d'air chez les toxicomanes."
"Beaucoup de ces toxicomanes sont totalement en dehors du système social : ils n'ont pas de domicile, pas de papiers, pas de suivi médical", analyse José Matos, chef de service du centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Carud) de Gaïa. "Venir ici leur permet d'être encadrés par des médecins, mais aussi de tisser un lien avec l'équipe et se sociabiliser à nouveau." Plusieurs de ces usagers ont ainsi fait des demandes d'hébergement d'urgence pour quelques nuitées ou d'accompagnement par l'assistante sociale.
"Ce quartier a toujours été une scène ouverte de la toxicomanie"
A en croire Thierry, membre du collectif Stop salle de shoot, "il n'y avait auparavant aucun consommateur de drogues par injection" près de l'hôpital Lariboisière. Le groupe de riverains documente la présence des toxicomanes sur sa page Facebook, photos à l'appui. A l'entrée du parking de la rue Ambroise Paré, une sexagénaire semble d'ailleurs désemparée. "Ah mais non, c'est pas possible, on ne peut pas descendre !" s'irrite-t-elle. En bas de l'escalier, un toxicomane est en train de s'injecter de la drogue. La conductrice tourne les talons, à la recherche d'un autre accès. A l'angle de la rue Saint-Vincent-de-Paul, installés dans une Autolib', deux toxicomanes préparent une pipe de crack, sans se soucier des passants.
Avant, on ne voyait jamais ce genre de scènes. Je suis maman de deux adolescents, de 13 et 15 ans, qui sont très choqués de voir des toxicos en bas de chez nous.
Pauline Messing, résidente de la rue Saint-Vincent de Paulà franceinfo
"Ce quartier a toujours été une scène ouverte de toxicomanie", répond le maire Rémi Féraud. "Il est difficile de croire que quelqu'un qui habite ici depuis des années puisse ignorer la présence des drogués", abonde José Matos. Les commerçants de la rue Ambroise-Paré ont d'ailleurs fréquemment été confrontés à la consommation de drogue. "On en voyait qui se piquaient sur le trottoir, entre les voitures", raconte ainsi David Morys, propriétaire d'une retoucherie située en face de l'espace Gaïa.
D'autres "venaient se shooter dans les toilettes" de la brasserie Le Magenta, selon Samy, le cuisinier de l'établissement. "On virait cinq, huit, parfois jusqu'à dix 'tox' dans la journée. Aujourd'hui, il n'y en a plus aucun qui vient." L'état des rues s'est en outre considérablement amélioré, selon le maire du 10e arrondissement. "Les services de voirie ramassent jusqu'à 60% de seringues usagées en moins depuis octobre", détaille Rémi Féraud.
"Il y a beaucoup plus de dealers qu'avant"
Selon les résidents de la rue Ambroise-Paré, le trafic de drogues est le principal problème causé par la salle de shoot. Franceinfo a été témoin de deux transactions. L'une dans les toilettes publiques de la rue Ambroise-Paré et l'autre sur la place à l'angle du boulevard Magenta. "Il y a beaucoup plus de dealers qu'avant, ils traînent là toute la journée", assure Jean-René, dont les bureaux se trouvent en face de l'hôpital Lariboisière. Même son de cloche au Magenta, la brasserie située à l'angle de la rue.
La salle attire beaucoup de drogués, et donc les trafiquants. Elle concentre la toxicomanie dans ce quartier.
Samy, cuisinier au Magentaà franceinfo
Du côté des associatifs, José Matos reconnaît que "de nouveaux dealers sont apparus" à l'ouverture de la salle. "Les opérations de police pour lutter contre la vente de crack, à la gare du Nord, et contre les vendeurs à la sauvette à Barbès ont également contribué à concentrer les ventes dans cette zone", poursuit-il. Un toxicomane barbu entre justement dans la cour de la salle de shoot. "Il y a deux meufs qui font du business devant !" alerte-t-il. Le médiateur, Mathieu, sort précipitamment pour interrompre la transaction.
"J'interviens quand il y a des ventes juste à l'entrée de la salle, explique cet Antillais, mains dans les poches. Ici, on n'accepte pas le deal, c'est un espace de consommation." Il admet toutefois "avoir des moyens limités". "Je peux demander aux dealers d'aller plus loin, mais je ne peux pas les arrêter ni surveiller toute la rue, souligne-t-il. Je comprends que la situation soit difficile à vivre pour les riverains."
Pour lutter contre le trafic de drogue, l'association a "besoin d'une plus grande présence policière" dans le quartier. Selon la mairie, les patrouilles ont déjà été renforcées et "plusieurs interpellations" ont eu lieu en neuf mois. "La préfecture a assuré que la tension policière serait maintenue", ajoute Rémi Féraud. La SCMR a en outre cessé de distribuer le matériel nécessaire pour fumer du crack, afin d'éviter de concentrer tous les types de consommation de drogue au même endroit, précise Mathieu.
"Nous voulons pacifier le quartier"
"La cohabitation avec la population de toxicomanes est difficile, admet Rémi Féraud. Les éducateurs et médiateurs de Gaïa peuvent les inciter à moins crier, à être plus respectueux de leur environnement et des habitants." Pour améliorer les choses, la mairie du 10e et l'association Gaïa souhaitent que l'Agence régionale de santé (ARS), qui finance le projet, engage du personnel supplémentaire à partir de la rentrée. "Nous voulons mettre en place des maraudes quotidiennes, pour aller sensibiliser les toxicomanes et pacifier le quartier", indique José Matos.
L'association Gaïa constate déjà une amélioration de la situation, bien que l'Inserm n'ait pas encore rendu de conclusions sur le bénéfice médical de l'expérimentation, prévue pour dans six ans. "Il y a moins de consommation dans la rue, ce qui est une nécessité pour la santé publique, insiste José Matos. Plusieurs dizaines de toxicomanes ont fait des demandes de traitement de substitution et quelques-uns ont été hospitalisés pour un sevrage."
Rémi Féraud estime toutefois que la création d'autres salles de shoot est nécessaire pour "tendre la main aux toxicomanes" et "répartir la tension" sur l'ensemble de la capitale. "Certains riverains voudraient implanter les salles de shoot loin des zones d'habitation mais, à Paris, c'est impossible, martèle l'élu socialiste. En créant cette salle rue Ambroise-Paré, on s'attaque au problème de la toxicomanie là où il se trouve."
* Le prénom a été modifié.
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