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"On a reçu une douzaine d'appels" : le timide démarrage du numéro unique pour les personnes pédophiles

Lancé en novembre par le secrétaire d'Etat Adrien Taquet, le 0 806 23 10 63 a pour but de venir en aide aux personnes attirées par les enfants et d'améliorer la prévention des agressions sexuelles sur les mineurs.

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Lancé le 20 novembre 2019, le 0806 23 10 63 est expérimenté dans les Criavs de cinq régions, Paca, Centre-Val-de-Loire, Occitanie, Auvergne et Aquitaine.  (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

"C'est compliqué ce que j'ai à vous dire, c'est difficile." Fabienne Clergue entend souvent cette première phrase lorsqu'elle décroche le téléphone depuis les bureaux du Centre ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (Criavs), logés dans l'hôpital Sainte-Marguerite à Marseille (Bouches-du-Rhône). Cette secrétaire médicale est l'une des référentes du projet de numéro unique pour les personnes qui ressentent un attrait, une préférence sexuelle persistante, pour les enfants (pédophilie) ou les adolescents (hébéphilie). Le 0 806 23 10 63 est expérimenté dans les Criavs de cinq régions : Provence-Alpes-Côte d'Azur, Centre-Val-de-Loire, Occitanie, Auvergne et Aquitaine.

Ce dispositif, gratuit et confidentiel, a été lancé le 20 novembre dernier par le secrétaire d'Etat en charge de la Protection de l'enfance, Adrien Taquet, dans le cadre du plan de lutte contre les violences faites aux enfants. Objectif : améliorer la prévention des agressions sexuelles sur mineurs. "L'accompagnement n'existe pas en France pour les personnes qui ne sont jamais passées à l'acte", pointe Fabienne Clergue. En la matière, l'Hexagone est à la traîne, contrairement au Canada, au Royaume-Uni ou à l'Allemagne. Chez nos voisins d'outre-Rhin, ce type de numéro existe depuis 2005, spots télévisés diffusés à une heure de grande écoute à l'appui. En mars 2018, plus de 9 500 Allemands avaient fait appel à ce programme.

"On est là pour orienter"

En France, le démarrage est beaucoup plus timide. "On a reçu une douzaine d'appels depuis trois mois", évalue Anne-Hélène Moncany, psychiatre membre du bureau de la Fédération française des Criavs. En cause, notamment, un manque de visibilité. La communication autour de ce numéro se limite, pour l'instant, à des affiches placardées dans les salles d'attente, avec ce slogan : "Vous vous sentez troublé.e par les enfants ? Nous pouvons vous orienter vers une aide adaptée." Ce dispositif a par ailleurs été mis en place à moyens constants, en s'appuyant sur le réseau existant des centres ressources régionaux.

On fonctionne avec les moyens du bord. Ce n'est pas un numéro d'urgence, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. On est sur des heures de bureau, du lundi au vendredi, de 9 heures à 17 heures.

Fabienne Clergue

à franceinfo

"Si ça prend de l'ampleur, il faudra recruter ou diriger les appelants vers une plateforme d'appels", poursuit la secrétaire médicale. Le numéro unique est censé être généralisé sur tout le territoire à l'automne prochain. En attendant, les personnes qui composent le numéro et dont la région n'est pas couverte par l'expérimentation sont renvoyées vers les services d'urgence, avec ce message vocal : "Ne restez pas seul en cas de détresse."

Celles qui trouvent un professionnel au bout du fil se voient communiquer une liste de psychologues ou de psychiatres formés pour recueillir "cette parole compliquée" – ils ne sont pas légion. "Ce n'est pas une ligne d'écoute, on est là pour orienter", précise Fabienne Clergue. Malgré tout, ce premier contact est important. "On sent que les personnes posent leur bagage. Elles peuvent exprimer leur souffrance", ajoute la répondante, qui reçoit depuis une dizaine d'années des appels au Criavs, bien avant la mise en place du numéro unique. La bienveillance est de rigueur, pour "libérer la parole".

"Ils ont peur d'être incarcérés ou de récidiver"

Quel est le profil de ceux qui "passent le pas" d'appeler ? Selon les répondants interrogés par franceinfo, il s'agit plutôt d'une personne déjà arrêtée pour détention de photos pédopornographiques. Majoritairement des hommes, même si "les femmes auteures de violences sexuelles existent". "Pour certains, le fait d'être interpellé est une prise de conscience. Ils disent souvent : 'Je n'attendais que ça, qu'on m'arrête, je ne savais pas à qui parler'. Cela les encourage à prendre leur téléphone", observe Fabienne Clergue.

"En général, ils ont peur d'être incarcérés. Ou de récidiver", appuie Cindy Prud'homme, psychologue au Criavs de Montpellier (Hérault). "Un homme d'une quarantaine d'années, qui sortait de prison pour des faits de cette nature, nous a appelés car il avait peur de recommencer. Il a été pris en charge notre équipe pour un suivi." Les professionnels le déplorent unanimement : avant l'intervention de la justice, il n'y a bien souvent "personne pour les entendre et poser un interdit, un stop". Ces personnes sont "livrées à elles-mêmes", avec leurs pulsions. 

C'est ça qu'on aimerait changer, que des gens nous appellent avant de passer à l'acte.

Cindy Prud'homme

à franceinfo

Cela a toutefois été le cas au Criavs de Centre-Val-de-Loire, qui compte un appel à ce jour, celui d'un jeune homme qui "se sentait embêté par ses fantasmes", sans être passé à l'acte. "Nous lui avons organisé une rencontre avec un thérapeute. Le numéro a rempli sa fonction", témoigne Ingrid Berstch, psychologue du centre ressources.

Pour les spécialistes, il est urgent d'intervenir au stade la pédophilie et non de la pédocriminalité. "Au niveau politique, on est beaucoup plus dans la répression que dans la prévention", cingle Cindy Prud'homme. La pédophilie est reconnue et classée comme trouble psychologique par l'Organisation mondiale de la santé depuis 1993. "Il s'agit d'un diagnostic médical et non d'une infraction, contrairement à la pédocriminalité. Et c'est bien là l'intérêt de cette ligne d'écoute : d'agir en amont, avant un éventuel passage à l'acte", expliquait à Allodocteurs Mathieu Lacambre, président de la Fédération des Criavs, au moment du lancement.

"On travaille à déconstruire les représentations"

"Les sujets présentant un trouble pédophilique ne sont pas tous sujets au passage à l'acte sur les enfants" et, de façon réciproque, "tous les agresseurs sexuels d'enfants ne sont pas attirés de manière préférentielle par les enfants", précise de son côté la Fédération française des Criavs sur son site. Le numéro unique cible donc une population "vulnérable (en souffrance et/ou/donc à risque)" et "demandeuse d'aide". Une étude de l'université de Lausanne au sujet de dispositifs d'écoute à l'étranger, datée de 2011, mettait en évidence que 50,9% des appelants recherchent une aide faisant suite à une crainte de passage à l'acte et que 54,7% disent avoir cherché une aide professionnelle préalable. Souvent en vain.

En France, les personnes concernées se heurtent également au déficit de connaissances sur ce trouble. En dehors du numéro unique, "on reçoit des appels de professionnels de santé, d'avocats, de brigadiers de police qui veulent des informations", précise Fabienne Clergue. Certaines familles se tournent également vers les Criavs. "Elles s'inquiètent des agissements d'un papa, d'un grand-père, d'un frère... Les personnes autour sont aussi en souffrance."

Les spécialistes font tous le même constat : les représentations parfois caricaturales des auteurs de violences sexuelles sur mineurs nuisent à leur prise en charge. Et à la médiatisation de ce numéro unique. "Plus on les mettra au ban de la société, plus ils auront peur d'appeler les numéros comme le nôtre. On travaille beaucoup à déconstruire les représentations, que ce soit avec le grand public et les professionnels", souligne la psychologue Cindy Prud'homme.

L'opinion publique a en tête le pédophile qui va kidnapper, violer et tuer des enfants. Elle ne peut pas imaginer que le monstre se cache sous le lit et dans la maison. Les vrais prédateurs sont rares.

Cindy Prud'homme

à franceinfo

Parmi les personnes suivies par les centres ressources, "on a, la plupart du temps, un adulte qui dit tomber amoureux d'un enfant, sans avoir jamais été attiré par d'autres enfants et qui ne le sera jamais par d'autres". Selon la psychologue, la difficulté pour le numéro unique réside dans le fait que ces personnes ne sont pas conscientes d'avoir un problème. "Elles savent que c'est mal vu par la société mais elles ne comprennent pas pourquoi. Elles pensent qu'avoir une relation avec une gamine de 11 ans, c'est pareil qu'avec une gamine de 18 ans. Il y a de l'emprise mais pas nécessairement consciente."

"On est en retard"

Ces personnes ne cochent pas forcément toutes les cases du diagnostic posé par le DSM-V, le manuel diagnostic et statistiques des troubles mentaux, mais présentent des caractéristiques psychologiques communes : "Manque d'empathie, d'affirmation de soi, une histoire familiale compliquée, une immaturité affective et une fixation de la libido sur un stade sexuel infantile précoce..." énumère Cindy Prud'homme, qui insiste malgré tout sur "l'hétérogénéité des profils""La réalité clinique, c'est plutôt une variété de personnes avec un certain nombre de difficultés passées ou présentes sur lesquelles on peut agir", confirme sa consœur Ingrid Bertsch.

Pour les professionnels, la généralisation de ce numéro unique est un "véritable enjeu en société". "Non seulement on est en retard sur l'éducation à la sexualité et sur la prévention des violences sexuelles mais aussi sur la prévention de la violence tout court", estime Cindy Prud'homme.

Parler de respect et de consentement devrait figurer aux programmes d'éducation morale et civique.

Cindy Prud'homme

à franceinfo 

En attendant, le secrétariat d'Etat chargé de la Protection de l'enfance promet dans les prochaines semaines une campagne de communication dans les territoires couverts par l'expérimentation du numéro, pour mieux le faire connaître. "Nous allons mettre à contribution les Agences régionales de santé, organismes de tutelle des Criavs, assure-t-on dans l'entourage d'Adrien Taquet. Mais il faut le reconnaître, elles sont un peu accaparées en ce moment par la crise du coronavirus."

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