Récit Procès de la soumission chimique : le calvaire vécu par Gisèle, droguée par son mari et livrée à des dizaines de viols

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Pendant dix ans, entre 2011 et 2020, 92 actes sexuels sur la victime droguée ont été recensés, certains auteurs s'étant rendus au domicile du couple à plusieurs reprises. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)
A partir de lundi et jusqu'au 20 décembre, 51 hommes sont jugés à Avignon pour viols aggravés. Dominique Pelicot est accusé d'avoir orchestré et filmé les multiples viols de son épouse commis par des hommes recrutés sur un site de rencontres, pendant dix ans.

C'est le procès d'une affaire innommable qui s'ouvre lundi 2 septembre au palais de justice d'Avignon. Jusqu'au 20 décembre, 51 hommes, dont Dominique Pelicot, septuagénaire, vont être jugés par la cour criminelle départementale pendant quatre mois. "Ma cliente a vécu près de cinquante ans avec quelqu'un qu'elle pensait connaître, mais qui l'a trahie. Elle est en colère. Elle est dévastée", confie à franceinfo Antoine Camus, l'un des deux avocats de Gisèle, qui représente aussi sa fille, Caroline Darian, et plusieurs membres de la famille. 

Pour comprendre les ressorts de ce dossier hors norme, il faut remonter au 12 septembre 2020, quand Dominique Pelicot est arrêté pour avoir filmé sous les jupes de clientes dans un supermarché, ce qui conduit à une perquisition à son domicile. Jusque-là, son épouse Gisèle croit mener avec lui une vie tranquille à Mazan, au pied du mont Ventoux, dans le Vaucluse. Le couple s'y est installé en mars 2013, pour passer sa retraite au soleil. Devant les enquêteurs, lors de sa toute première audition, Gisèle décrit un mari bienveillant et attentionné, "un super mec".

Sa vie est cependant jalonnée de trous de mémoire, d'épisodes d'amnésie, et d'une grande fatigue qui l'accable souvent. Ces symptômes se sont même amplifiés depuis le déménagement dans le sud de la France. La sexagénaire note d'ailleurs que ses absences ne se produisent pas quand elle séjourne chez ses enfants, en région parisienne. Cet état engendre beaucoup d'angoisse chez elle, à tel point qu'elle n'ose plus prendre le train ni la voiture, de peur de perdre le contrôle. 

En novembre 2020, au moment de la deuxième garde à vue de son mari, les policiers de Carpentras lui fournissent l'explication la plus impensable et la plus abjecte qui soit : ils soupçonnent l'homme avec qui elle est mariée depuis 1973 de lui administrer sans le lui dire du Temesta, un puissant anxiolytique, qui la plonge dans un état léthargique. Ils expliquent à Gisèle que son époux est accusé d'avoir fait venir des hommes dans leur chambre, pour la violer, tandis qu'il filmait ces rapports forcés. Pendant dix ans, entre 2011 et 2020, Gisèle a ainsi subi 92 viols, ont compté les enquêteurs. Certains auteurs se sont rendus au domicile du couple à plusieurs reprises. Jugés pour "viols aggravés", ils encourent jusqu'à vingt ans de prison.

"Ils entraient à pas feutrés"

Gisèle s'y prépare comme elle peut. "Elle veut faire face, mais elle est passée par des moments extrêmement difficiles", confie Stéphane Babonneau, son second avocat. "Sa vie a été anéantie. Dans les premiers mois qui ont suivi les révélations de la police, elle était dans l'incompréhension totale, dans une période de sidération." Pour les besoins de la procédure, elle a dû se confronter aux photos et vidéos pornographiques sur lesquelles elle apparaît. La police en a retrouvé des centaines lors de perquisitions. La retraitée n'a pu reconnaître aucun des hommes visibles sur ces images. 

Les enquêteurs ont mis au jour un mode opératoire récurrent : des hommes étaient recrutés via le site coco.gg, ce tchat connu pour ses contenus sexuels et illégaux, à l'origine de guets-apens tendus à des homosexuels et fermé en juin. "Il n'y a aucune discussion sur la matérialité des faits, ils sont reconnus et seront complètement assumés lors du procès", a déclaré à franceinfo l'avocate de Dominique Pelicot, Béatrice Zavarro.

Son client, ancien commercial dans l'immobilier, affirme que tous ceux qui sont venus savaient que sa femme était sous l'effet de médicaments. Selon lui, tous étaient bien conscients d'avoir des rapports sexuels avec une personne endormie avant leur arrivée, qui ne pouvait donc leur donner son consentement. Il assure toutefois ne jamais avoir perçu d'argent. Tous recevaient aussi des consignes pour ne pas la réveiller : venir sans parfum et sans odeur de tabac. "Les individus entraient à pas feutrés, chuchotaient et si la victime bougeait un bras, ils s'en allaient", expliquait fin 2021 à l'AFP le commissaire Jérémie Bosse Platière, de la police judiciaire d'Avignon, lorsque l'affaire a éclaté, avec la parution d'un article du Parisien. 

Certains interrogent Dominique Pelicot, lors d'échanges en ligne retranscrits dans le dossier : "Tu la fais tester quand même de temps en temps ?" Les viols ont eu lieu à de nombreuses reprises sans préservatif, "certains ont duré jusqu'à six heures", souligne Stéphane Babonneau. "Elle ne se doute de rien ?", questionne un autre. Réponse de l'intéressé : "Non, elle met ça sur la fatigue." Dans un échange retrouvé par les enquêteurs, Dominique Pelicot dit administrer à son épouse jusqu'à dix comprimés en une seule prise. Une telle dose, bien au-dessus de la posologie recommandée, peut entraîner un sommeil profond et aurait pu tuer Gisèle, a estimé un expert en toxicologie interrogé dans le cadre de l'enquête. Selon les indications de la Caisse primaire d'assurance-maladie en septembre 2020, 450 cachets ont été prescrits à Dominique Pelicot en l'espace d'une seule année. 

Des trous de mémoire inexplicables aux yeux des médecins

L'effet des médicaments n'échappe pas à l'entourage de Gisèle. Des proches du couple ont raconté aux policiers plusieurs moments où elle ne semblait pas elle-même. Comme ce dîner d'août 2018, au cours duquel elle était complètement ailleurs. Son mari l'avait couchée, sans qu'elle puisse dire au revoir à son fils et son épouse, trop épuisée. Eux avaient été choqués de la voir dans cet état. Ou ce soir du 30 décembre 2019, quand Gisèle et Dominique Pelicot reçoivent un couple d'amis, qui la trouvent très fatiguée, amaigrie, et craignent qu'elle ait un début d'Alzheimer.

Son dernier moment d'absence remonte à octobre 2020. Gisèle rentrait de région parisienne et il lui avait servi son dîner à 16 heures. Trou noir, jusqu'au lendemain matin. "Dominique Pelicot n'a pas hésité à poursuivre ses agissements entre ses deux gardes à vue, la première ayant eu lieu en septembre et la seconde en novembre 2020", commente Stéphane Babonneau, qui souligne qu'elle a également été livrée à des agresseurs le soir de son anniversaire.

Gisèle a vécu des années d'errance médicale : elle est allée voir plusieurs médecins et a passé un scanner cérébral qui n'a révélé aucune anomalie. Elle a aussi consulté à deux reprises pour des douleurs gynécologiques : des examens ont permis de détecter une importante inflammation du col de l'utérus. Un jour où elle se plaignait de ces douleurs, son mari lui avait rétorqué, sur le ton de la rigolade : "Mais qu'est-ce que tu fais de tes journées ?", a-t-elle relaté aux enquêteurs. "Elle a vécu pendant dix ans avec des troubles cognitifs, neurologiques et gynécologiques, qui n'ont jamais été mis en relation les uns avec les autres, car on ne pensait pas que ce genre de chose était possible", observe Stéphane Babonneau. 

Des hommes bien insérés dans la société 

Le travail des policiers a permis de montrer que 72 hommes ont pris part à ces actes, dont une vingtaine n'ont pas été identifiés. Les accusés au procès ont entre 22 et 70 ans, presque tous avaient un casier vierge, et sont, pour la grande majorité, bien intégrés dans la société. Parmi eux : un chauffeur routier, un pompier, un ouvrier, un infirmier, un entrepreneur, un militaire, un journaliste ou encore un plombier.

La plupart reconnaissent les faits. D'autres, une minorité, affirment qu'ils ne savaient pas que Gisèle était droguée et déclarent avoir pensé qu'elle faisait semblant de dormir. "Ils étaient persuadés, car c'est ce que Dominique Pelicot leur avait dit, que le couple était dans un délire sexuel, un fantasme, donc ça ne les a pas étonnés", explique Guillaume de Palma, qui représente six accusés. "Ils réfutent toute intention de violer", insiste l'avocat à franceinfo. Cette ligne de défense est "absolument intolérable", estime Stéphane Babonneau, qui assure que le visionnage des vidéos, lors du procès, permettra d'invalider cette hypothèse. 

Sa cliente appréhende la confrontation avec les accusés. Elle s'y prépare, "car elle estime que ce n'est pas à elle d'avoir honte, qu'elle n'a pas de raison de se cacher", souligne son avocat. Après la révélation des faits, elle a quitté le Vaucluse, et vit à l'abri des regards, avec le soutien de ses trois enfants et de ses petits-enfants. 

Gisèle a dû repartir de zéro, mais "elle est désormais sur le chemin de la reconstruction", assure Stéphane Babonneau. Celle qui se croyait atteinte d'une maladie dégénérative "a retrouvé la perspective d'un avenir : elle n'est plus dans des conduites d'évitement, dans la peur perpétuelle d'avoir des absences. Elle a repris le contrôle de sa vie et les trois années écoulées lui ont permis de trouver les ressources pour se préparer à ce procès".

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