Pénurie d'agrafeuses, lenteur des procédures... Quand la justice manque de moyens
Dans une interview au "Journal du Dimanche", le garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas dénonce le manque de moyens de la justice. Francetv info a interrogé des avocats et des justiciables pour savoir ce qu'il en était sur le terrain.
"Le ministère n'a plus de quoi payer ses factures", constate le garde des Sceaux dans une interview accordée au Journal du Dimanche et publiée le 3 avril. Jean-Jacques Urvoas reconnaît que la justice française est "en état d'urgence absolue" et n'a plus les moyens de ses ambitions. Selon lui, l'administration pénitentiaire a 36 millions d'euros de factures impayées pour des hospitalisations de détenus et la dette de l'Etat vis-à-vis des prestataires auxquels la justice fait appel – interprètes, laboratoires d'analyses ADN ou experts – s'élève à 170 millions d'euros.
Un manque criant de moyens que les principaux concernés, avocats et justiciables, ressentent eux aussi.
"On peut croiser des seaux dans les couloirs du tribunal"
"Le tribunal de Créteil (Val-de-Marne) est dans un état catastrophique et depuis onze ans que j'y travaille, ça s'est beaucoup dégradé", s'alarme Sandie Boudin, avocate. Que ce soit en termes de personnel ou de matériel, l'avocate constate au quotidien le manque de moyens. "Quand les greffes vous répondent qu’ils n’ont plus de papier pour imprimer les décisions de justice et qu’on doit attendre un mois de plus… Maintenant, c'est un peu moins le cas. Mais les greffiers doivent quand même apporter leurs propres stylos et leur agrafeuse."
Et ils ne sont pas les seuls à devoir prendre sur leurs deniers personnels pour faire leur travail. "Maintenant, on reçoit les dossiers d'instruction sur CD. Mais pour travailler dessus, on doit souvent imprimer des pages à nos propres frais, détaille Sandie Boudin. Et si on demande une copie d'un dossier au greffe, il faut parfois apporter nos propres feuilles."
Des difficultés budgétaires qui se ressentent également dans l'entretien du tribunal. "Il y a même quelques fuites, on peut croiser des seaux dans les couloirs du tribunal, raconte l'avocate. L'autre fois, j'entendais quelqu'un reprocher aux pompiers de ne pas avoir mis de panneaux 'attention sol glissant'. Mais le problème, c'est plus la fuite que le seau. Et puis, il y a des salles où il fait trop froid, les greffiers doivent apporter leur propre chauffage." Les tribunaux de Bobigny et de Créteil restent les pires dans le domaine judiciaire, en terme de manque de moyens.
"On va garder un dossier deux ans, au lieu de six à huit mois"
Les problèmes de matériel ne sont pas les seuls à ralentir les procédures. En 2015, le rapporteur du projet de budget de la justice pour 2016 a constaté un déficit de 1100 magistrats, rapporte Le Parisien. Un manque de personnel que l'avocate Marie Dieudonné de Carfort vit tous les jours au palais de justice de Créteil. "Il faudrait neuf juges d'application des peines au lieu des cinq qu'il y a actuellement. Il faudrait aussi trois magistrats de plus au civil et deux autres au tribunal pour enfants. Bobigny va recevoir quatorze magistrats en septembre et nous seulement deux, on a été un peu oubliés."
Une insuffisance de personnel qui se traduit par des délais de traitement bien plus longs qu'ailleurs. "Pour obtenir le jugement du tribunal des affaires familiales, il faut attendre 11 à 12 mois à Créteil et seulement trois ou quatre à Paris, détaille l'avocate, membre du Syndicat des Avocats de France. Souvent dans les situations de séparation, les deux parties attendent une décision pour la garde des enfants. Les parents sont obligés de se débrouiller le temps de la procédure. Ce sont des gens en souffrance."
La première pression que ressent Marie Dieudonné de Carfort, c'est donc celle des justiciables qui ne comprennent pas cette lenteur. "Les victimes comme les accusés veulent que les choses aillent plus vite, pour qu'ils puissent tourner la page." D'autant plus que les affaires jugées urgentes passent avant les autres. Une personne poursuivie ne peut rester en détention provisoire que pour une "durée raisonnable", soit un maximum de quatre mois en correctionnelle et d'un an en matière criminelle, comme l'explique Service-Public.fr.
Le retard dans le traitement des affaires touche toutes les instances judiciaires. "Même dans notre travail d'avocat, on voit bien qu'on va garder pendant deux ans un dossier qui aurait pu être traité en six à huit mois", se désole l'avocate.
"Certains prestataires sont payés avec six mois de retard"
Depuis un an et demi, Bertrand Bruneau de la Salle occupe la fonction de bâtonnier de Caen (Calvados). S'il est satisfait du palais de justice flambant neuf dans lequel il travaille depuis plus de six mois, il aurait préféré que ce budget soit alloué au salaire des magistrats et des prestataires. "La justice fait appel à des assistantes sociales, à des services médicaux ou de recherche ADN qui sont privés. Et certains de ces prestataires sont payés avec six mois de retard, regrette l'avocat. D'ailleurs, je reçois régulièrement des lettres de plainte."
Et cette absence de rémunération n'est pas sans conséquence sur les délais des procédures. "Maintenant, certains prestataires refusent de travailler avec nous. Alors quand un magistrat les désigne et qu'ils refusent, un nouveau prestataire doit être désigné et on perd encore trois mois. C'est tout le système qui est bloqué."
Face à cette situation, les juges de proximité embauchés pour seconder les juges trop peu nombreux des tribunaux, ont refusé de travailler fin 2015. "Deux ans plus tôt, ils avaient déjà été payés avec deux mois de retard. Alors en novembre 2015, quand ils ont atteint leur quota d'interventions et que l'Etat a déclaré qu'il ne pouvait plus les payer, ils ont cessé leur activité", raconte le bâtonnier. Une situation compliquée à gérer dans un tribunal qui manque déjà de personnel.
"On a commencé chacune de mes trois procédures par un report d'audience, faute de temps"
Les justiciables ne sont pas épargnés par le fonctionnement grippé de la machine judiciaire. Juriste française résidant en Angleterre, Tara Taubman pensait régler ses procédures en quelques mois. Et pourtant, de renvois en erreurs de procédures, elle a vu ses affaires s'étendre sur plusieurs années. "J'ai eu affaire à la justice française dans trois dossiers et à chaque fois, elles ont commencé par des reports d'audience faute de temps pour traiter l'affaire", raconte-t-elle. "Dans une affaire de reprise de logement à Boulogne-Billancourt [Hauts-de-Seine], le fax qui devait notifier son expulsion à la locataire n'est jamais arrivé à destination. Résultat, un an de délai supplémentaire. De report en report, la procédure a duré cinq ans."
Et cette situation ne s'est pas cantonnée à un seul tribunal. La Britannique d'adoption a eu affaire au tribunal de grande instance de Vincennes (Val-de-Marne), à celui de Boulogne (Pas-de-Calais) et enfin à celui de Paris et à chaque fois, l'histoire s'est répétée. "Après mes deux procès pour récupérer des logements, j'ai entamé une procédure de divorce en France. Deux fois de suite, le jugement a été reporté de deux mois. Et lorsqu'il a enfin été rendu, il y avait plusieurs erreurs, comme une mauvaise adresse", se souvient-elle.
Pour la juriste, une seule explication à la lenteur de la justice : un engorgement des tribunaux. "On voit que tout a été rédigé dans la précipitation parce que les tribunaux sont surchargés." La qualité du travail des avocats s'en ressentirait également. "Ils ont la fâcheuse tendance à bâcler le travail et à rédiger leurs conclusions la veille de l'audience malgré des délais plus longs avec les multiples reports d'audiences", regrette Tara Taubman.
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