Violences sexuelles : allonger le délai de prescription est-il la bonne solution ?
Le Sénat a décidé mercredi de repousser à trente ans le délai de prescription des agressions sexuelles commises sur des mineures, à compter de leur majorité. Mais cette proposition de loi soulève de nombreuses questions.
"Comment peut-on 'oublier' des violences sexuelles ?" L'intitulé de la proposition de loi examinée au Sénat, mercredi 28 mai, était volontairement provocateur. Déposée par les sénatrices UDI Muguette Dini et Chantal Jouanno et l'ancien ministre de la Justice Michel Mercier, elle visait à faire courir le délai de prescription des violences sexuelles à partir du moment où la victime prend conscience de les avoir subies. Il est actuellement de dix à vingt ans, selon les cas.
Le Sénat a finalement choisi mercredi, en première lecture, d'allonger à trente ans le délai de prescription des agressions sexuelles commises sur des mineures, à compter de leur majorité. Objectif : permettre aux victimes de porter plainte quand elles ont été frappées d'amnésie et que leur mémoire revient. Le texte doit maintenant être adopté par l'Assemblée nationale pour pouvoir entrer en vigueur.
Pour autant, repousser le délai de prescription permettrait-il de trouver une réponse judiciaire plus adaptée ? Francetv info fait le point.
Oui, cela permettrait d'accéder à un statut de victime
Selon les rapporteurs du texte, il est fréquent que les victimes de viol subissent une amnésie post-traumatique, qui plus est si elles étaient mineures au moment des faits. Un phénomène qui explique pourquoi un certain nombre de victimes se manifeste tardivement : 22% d’entre elles le font plus de vingt-cinq ans après les faits, selon un sondage de l'Association internationale des victimes de l’inceste cité par Libération.
L'initiative sénatoriale intervient à la suite de l'affaire Cécile B. Cette femme de 41 ans s'est souvenue en 2009, lors d'une séance d'hypnose, d'avoir été victime d'un viol en 1977, lorsqu'elle était âgée de 5 ans. Afin de contourner la prescription, elle a porté son cas devant la Cour de cassation. Mais les magistrats lui ont opposé une fin de non-recevoir en décembre. La plaignante s'est donc tournée vers la Cour européenne des droits de l'homme.
"Toute ma vie, j'ai souffert de troubles inexpliqués : anorexie, boulimie, impossibilité d'établir des relations intimes. Personne, même pas moi, n'a compris ce que mon corps criait. La reconnaissance par la justice, elle est importante pour ça, le poids que ces abus ont eu sur ma vie, explique Cécile B. dans Libération. Nous demandons à être considérés comme n'importe quelle autre victime. Qu'au moins il y ait un début d'instruction."
Olivier Demacon, violé durant sa scolarité dans un internat il y a plus de quarante ans, abonde. Après s'être souvenu des faits en 2011, le quinquagénaire prévoit de porter plainte, "même si ça ne sert à rien", pour aller jusqu'au bout du processus. "Je suis persuadé que cette proposition [de loi] va libérer la parole. C'est important que la justice reconnaisse qu'il ne s'est pas rien passé", conclut-il.
Oui, cela harmoniserait une loi complexe
Le régime de la prescription en matière de violences sexuelles est relativement complexe, en dehors du problème d'amnésie, qui peut résulter de ces faits. La loi a évolué au fil des années, mais elle n'est pas rétroactive. Comme le résume SOS Femmes sur son site internet, afin de bénéficier d'un délai de vingt ans pour porter plainte à compter de sa majorité, il faut avoir été victime d'un viol en tant que mineur après 2004. Pour des faits commis entre 1998 et 2004, ce délai est réduit à dix ans. Avant 1989, il est aussi de dix ans, mais à partir de la réalisation des faits, comme pour les victimes majeures. En ce qui concerne les agressions sexuelles, le délai de prescription est ramené à trois ans, sauf circonstances aggravantes.
Les victimes d'amnésie ne sont donc pas les seules à être lésées dans la prise en charge judiciaire. La peur de parler, de briser l'omerta familiale ou une prise conscience tardive de la gravité des faits peuvent peser également. "Un viol n'est souvent pas conscientisé comme tel, en particulier chez l'enfant qui a tendance à faire confiance à l'adulte et a pour seul cadre de référence sa famille", souligne la proposition de loi.
Pour tenir compte de cette réalité, la sénatrice Muguette Dini avait déposé un amendement pour faire courir le délai de prescription à partir du dépôt de plainte et non à partir de la remémoration des faits. De quoi rendre le viol quasiment imprescriptible, comme le sont actuellement le génocide et les crimes contre l'humanité. "Le viol est un crime contre l'humanité de chaque personne", fait valoir Muguette Dini auprès de francetv info.
Non, car les procédures risquent de ne pas aboutir
Les affaires de violences sexuelles se heurtent souvent à la difficulté, pour les victimes, d'apporter des preuves de ce qu'elles ont subies. Qui plus est lorsque les faits sont anciens, voire très anciens. La Cour de cassation avait ainsi souligné "la difficulté de l'administration de la preuve" dans des affaires qui vont relever de l'archéologie judiciaire.
"Les crimes sexuels, qui constituent l'ordinaire des cours d'assises, témoignent chaque jour de la difficulté dans laquelle elles se trouvent de déterminer une vérité judiciaire lorsque les faits reprochés sont très anciens et qu'ils reposent sur la confrontation de deux paroles, analyse la journaliste du Monde, Pascale Robert-Diard. Imagine-t-on le désarroi des juges et des jurés amenés à se prononcer sur la réalité de faits de viols – et donc sur la condamnation de celui qui en était accusé – à partir de souvenirs (...) ?"
Sur son blog, le juge Michel Huyette va dans le même sens. "Dans quelle situation sera la plaignante quand il lui faudra, plus de trente-cinq années après les faits (...), donner des détails suffisants et précis sur les circonstances de l'agression sexuelle alléguée ? Ce qui est humainement compréhensible n'est pas forcément juridiquement acceptable, estime-t-il. Et parfois, le remède peut faire plus de dégâts que le mal."
Oui, cela permettrait de libérer la parole plus tard
Prouver que la reminiscence du viol est authentique, puis prouver que les faits allégués sont avérés... Le parcours judiciaire, pour ces victimes, s'annonce d'emblée semé d'embûches. Mais selon Muguette Dini, les viols sont souvent commis dans la sphère familiale ou privée et il est rare qu'un auteur s'arrête à une victime. "Une procédure judiciaire visant un individu permettrait, peut-être, de libérer la parole d'autres victimes, plus récentes et plus jeunes, et d'aboutir sur une conjonction d'un certain nombre de témoignages", explique-t-elle. Objectif : stopper "la chaîne infernale" qui se met en place dans certaines familles.
La sénatrice estime qu'un délai de prescription porté à trente ans est déjà "un progrès", amnésie post-traumatique ou non. "Beaucoup de personnes ne parlent qu'entre 40 et 50 ans, un âge où elles ont enfin le courage de mettre le bazar dans leur famille." En l'état actuel, la loi permet à la victime de le faire jusqu'à ses 38 ans, puisque le délai de prescription est de vingt ans à compter de sa majorité. Si le texte est définitivement adopté, la victime pourra le faire jusqu'à ses 48 ans.
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