Bulldozer, couteau à kebab et guérilla : bienvenue chez les supporters turcs
Après l'attaque au fusil de chasse du bus de Fenerbahçe, deuxième du championnat turc de foot, la compétition est suspendue. Un incident de plus dans la longue histoire du hooliganisme turc.
C'est en Turquie qu'on trouve les supporters de foot les plus bruyants du monde : 131 décibels pour le public de Galatasaray, d'après le Livre Guinness des records, cité par Wired (en anglais). C'est aussi dans ce pays, où 76% des habitants sont des supporters actifs (en anglais), que se trouvent les plus chaudes ambiances d'Europe. Pour le meilleur et pour le pire.
Après les habituelles images de lancers de projectiles (pièces de monnaie, fauteuils en plastique), la violence est montée d'un cran, samedi 4 avril, du côté de Trébizonde. Le bus de Fenerbahçe, l'une des trois grandes équipes stambouliotes, a été attaqué au fusil de chasse alors qu'il roulait sur une autoroute longeant la mer Noire. Deux suspects ont été arrêtés mardi, mais nient leur implication. Le championnat suspendu, tous les regards se tournent vers les rivaux historiques du "Fener", les supporters de Trabzonspor, l'équipe locale. Car en Turquie, la passion des supporters peut aller loin. Très loin.
Quand le stade se conquiert à coups de couteau à kebab
Tout commence dans les années 1970. Deux des trois grands stades stambouliotes sont en travaux. Ne demeure plus que le seul stade Inönü, où évolue habituellement l'équipe de Besiktas. A l'époque, pas question de séparer le stade en deux avec des places attribuées, même pour les derbies. Les supporters du Besiktas, désireux de défendre à tout prix "leur" tribune, campent carrément dans le stade la veille du match pour prendre position. Et pour bouter l'ennemi dans celles dépourvues de toit, ils se munissent d'armes hétéroclites, allant du cran d'arrêt au couteau pour découper le kebab, raconte le New Yorker (en anglais). Le coup d'Etat militaire de 1980 change à peine la donne. Dès la levée du couvre-feu, à 5 heures du matin, les jours de match, c'est une marée humaine qui déferle vers le stade, éternel recommencement de la "bataille d'Inönü".
Les choses dégénèrent avec échange de cocktails Molotov dans les travées du stade, jusqu'au départ de Galatasaray et de Fenerbahçe dans leurs stades respectifs au milieu des années 1980. Après la mort d'un supporter de Besiktas, passé à tabac par quarante fans adverses, une trêve est conclue en 1991, à l'issue d'un rendez-vous secret dans un des parcs de la ville. Y participent une soixantaine de supporters portant des lunettes noires et armés jusqu'aux dents. "C'était comme dans un film américain sur la mafia", raconte un des participants au New Yorker (en anglais). La trêve tient toujours.
Quand l'Europe a découvert l'enfer
Automne 1993. Après six ans de mise au ban après le drame du Heysel,les clubs anglais sont de nouveau autorisés à évoluer en Coupe d'Europe. Manchester United débarque à Istanbul, sûr de sa force. Les joueurs anglais sont accueillis par une foule hostile de fans de Galatasaray. Banderole "bienvenue en enfer", cris et insultes, regards menaçants, appels téléphoniques nocturnes dans les chambres des joueurs : les recettes classiques de l'intimidation. Un groom de l'hôtel où est descendue l'équipe croise Gary Pallister et mime un égorgement en passant son pouce sur son cou. Est-ce la raison de la surprenante défaite des Red Devils ? "Il ne faut pas exagérer, tempère Sir Alex Ferguson, alors entraîneur (écossais) du club, cité dans le Guardian (en anglais). Si vous pensez que l'accueil à l'aéroport était impressionnant, alors vous n'avez jamais vu un mariage à Glasgow !"
Sept ans plus tard, les supporters turcs n'ont plus rien de commun avec des noceurs écossais. La finale de la coupe de l'UEFA entre Arsenal et Galatasaray, à Copenhague, le 17 mai 2000, se transforme en émeute géante. Deux mille policiers, soit un cinquième des forces de l'ordre du Danemark, sont mobilisés pour ce match à haut risque… et échouent. "Nous ramenions l'ordre dans un quartier, c'était l'émeute dans un autre", se souvient, dans le Guardian, le chef de la police de la capitale danoise, Mogens Lauridsen. La plus grosse opération policière de l'histoire du royaume se solde par deux supporters anglais poignardés, un cameraman turc grièvement blessé et des scènes de guerre sur la place de l'hôtel de ville, habituellement paisible.
Quand les supporters jouent aux agents doubles
Ces supporters de Fenerbahçe pensaient simplement rendre service à trois camarades, ce dimanche 2 février 2003. Privés de tickets, ces derniers avaient réalisé une banderole à la gloire de la recrue argentine du club, le meneur de jeu Ariel Ortega. Ils demandent à d'autres supporters de la brandir dans le stade. Aucun problème, répondent les fans du "Fener". Au coup d'envoi du derby contre Besiktas, ils déploient la bâche, écrite en espagnol, à l'intention d'Ortega : "Cobarde Gallina Ortega".
Il faut attendre la fin du match pour que d'autres spectateurs, bilingues ceux-là, leur fassent remarquer que la banderole n'a rien d'élogieux, raconte le quotidien Hurriyet (en anglais). "Ortega, poule mouillée !" peut-on y lire. Une référence aux déclarations inquiètes de l'Argentin dans la presse : en cas de guerre en Irak, pays frontalier de la Turquie, il prendra la poudre d'escampette. Ce qu'il fera quelques jours plus tard, quand les premiers bombardiers américains partiront à l'assaut de Saddam Hussein.
Les auteurs de la banderole, des supporters du Besiktas déguisés, rient encore de ce bon tour infligé à l'ennemi, qui restera dans l'histoire sous son nom de code : "opération pâquerette jaune".
Quand la police est chassée avec une pelleteuse
Le groupe de supporters des "Carsi" est entré dans la légende du Besiktas, le plus populaire des trois grands du championnat turc. "Nous ne sommes pas des hooligans, explique l'un d'eux, Deniz, au New Yorker (en anglais). Nous sommes un cran au-dessus. On est des amoureux, pas des combattants. Mais s'il faut se battre, on se bat mieux que personne. Et on ne laissera personne se balader dans notre quartier avec un maillot de Fenerbahçe ou de Galatasaray." La police n'est pas non plus la bienvenue. En 2013, lors des émeutes visant à empêcher la bétonisation du parc Gezi, passées à la postérité sous le nom des "manifestations de la place Taksim", les "Carsi" ont repoussé les policiers de leur stade en empruntant une pelleteuse sur un chantier voisin. Le propriétaire de l'engin, également supporter de Besiktas, n'y a vu aucun inconvénient.
Les "Carsi" sont dans le collimateur du pouvoir. Une trentaine d'entre eux, arrêtés sur la place Taksim en juin 2013, ont comparu devant un tribunal pour avoir tenté de fomenter un coup d'Etat et… payé des pizzas et des boulettes de viande aux manifestants. Verdict attendu ce mois-ci. "Le parfum des amoureux de Besiktas, c'est l'odeur du gaz lacrymogène", ironise un supporter dans Vice (en anglais). Dans le championnat turc, la police dégaine les canons à eau plus vite que son ombre, raconte un reporter du Guardian (en anglais) qui a eu le malheur de vouloir acheter une place pour un match de Fenerbahçe aux guichets du stade.
"Les supporters ne sont pas violents pour le plaisir, estime Emir Guney, directeur de recherche à l'université Kadir Has, cité par le blog Middle East Eye (en anglais). Mais c'est le seul moyen pour eux de se faire entendre face au gouvernement qui les matraque de lois répressives." Dernière brimade en date, l'obligation pour les supporters d'être fichés électroniquement pour avoir le droit d'entrer au stade. Beaucoup d'entre eux ont refusé, entraînant une chute vertigineuse de l'affluence moyenne.
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