Rugby et homophobie : "Trop de gens pensent encore que c'est un sport réservé aux hétéros"
Petit ou grand, mastodonte ou gringalet, chacun est censé avoir sa place dans une équipe de rugby. Mais être homo et aimer le ballon ovale n'est pas toujours une partie de plaisir.
Le ballon vole enfin de main en main. Après plusieurs tentatives infructueuses, l'exercice de passe-soutien finit par fonctionner. Rassemblés un samedi matin ensoleillé sur un terrain bosselé, une vingtaine de joueurs des Coqs festifs, club de rugby parisien, s'appliquent à courir comme des dératés, ballon ovale en main. "Ben tu vois, Christophe, quand tu veux, t'es pas plus con qu'un autre !" hurle "Captain Haribo", coach et expert ès gueulantes.
Remontées de bretelles, équipement, plaquages et prise d'intervalles, rien ne distingue cette équipe de rugby d'une autre. Impossible de savoir qu'elle se revendique comme "gay friendly" et que deux tiers de ses membres sont homosexuels. Un club loin d'être isolé puisqu'une dizaine d'équipes similaires, comptant chacune entre 40 et 70 membres, ont vu le jour ces dernières années aux quatre coins de la France.
"J'en ai pris plein la gueule"
Des initiatives qui signifieraient que tous les autres clubs de rugby ne seraient pas gay friendly ? "Disons que, chez nous, un joueur peut parler de son copain sans craindre d'être jugé, explique Anja, le vice-président du club. On ne fait pas ça pour être entre nous, puisque des hétéros jouent dans l'équipe. On veut simplement prendre du plaisir à faire du sport, sans se cacher."
Car assumer son homosexualité n'est pas toujours évident dans un vestiaire. "J'ai eu un problème, au tout début de l'existence des Coqs, raconte encore Anja. On n'était pas nombreux, alors une autre équipe nous a proposé de nous intégrer à leurs entraînements et de nous faire jouer. Ils ne savaient pas qu'on était presque tous gay. On n'osait pas en parler avec eux, et ils faisaient parfois des blagues sur 'les pédés'. Quand leur entraîneur a su que j'étais homo, il ne m'a quasiment plus fait jouer, et j'en ai pris plein la gueule aux entraînements. On a vite arrêté de jouer avec eux."
Vincent, membre fondateur des Coqs festifs, évoque à son tour ce tournoi disputé en Gironde, au sein d'une équipe composée de joueurs qui ne se connaissaient pas tous. "Pour faire le nombre, quatre militaires jouent avec nous. L'un d'eux se réjouit du match qu'on vient de gagner et dit : 'De toute façon, le rugby, c'est pas un sport de pédé'. Et là je lui rétorque : 'Dis, tu sais que tu en as quatre devant toi, et que, celui qui a marqué le dernier essai, il est homo lui aussi ?' Il est resté sans voix et a fini par s'excuser."
Le respect par le tampon
C'est là un exemple typique de l'"homophobie quotidienne" que l'on retrouve "partout et dans tous les sports", selon Cyril, le président des Tou'Win, l'équipe de rugby gay friendly de Toulouse : "Pour un homo, entendre ces mots, ces insultes, que certains prennent pour des blagues, c'est très blessant." Chacun de ces clubs assure en revanche que leurs matchs se passent à 99% sans aucun problème. "Il y a parfois de la méfiance, et certains pensent que cela va être facile de nous battre, poursuit Cyril. Mais, au fur et à mesure, le respect se fait, surtout après deux-trois 'tampons'. Etre plaqué par un homo, ça reste un plaquage : ça fait mal !"
La plupart des équipes qui se revendiquent comme gay friendly sont des clubs "loisirs", c'est-à-dire qu'ils ne disputent pas vraiment de championnat, mais doivent organiser eux-mêmes des rencontres contre des équipes classiques. "On n'a jamais eu un refus, avance Vincent, l'organisateur des matchs des Coqs festifs. Aujourd'hui, ce sont même d'autres clubs qui nous appellent pour jouer contre nous, et juste parce qu'on est une bonne équipe de rugby. C'est d'ailleurs pour ça qu'on doit s'entraîner, pour être crédibles et respectés."
"On a besoin d'autres modèles que des lofteurs"
"Beaucoup de clubs aiment bien jouer contre nous, parce qu'on a un bon esprit, renchérit Yoël, qui joue chez les Tou'Win toulousains. Il y a trois ans, cet hétéro trentenaire voulait renouer tranquillement avec le ballon ovale et a suivi un copain à un entraînement, sans savoir qu'il s'agissait d'un club gay friendly. Le niveau hétérogène, "l'esprit festif et détendu" et "la licence pas chère" l'ont convaincu de s'inscrire. "Inversement, on voit des débutants homos qui viennent au premier entraînement pour se faire des connexions dans le milieu gay, qui finissent par prendre goût au rugby et s'ouvrent à une discipline qu'ils ne connaissaient pas. C'est un sport qui rapproche les gens."
Loin de l'image primaire du "rugby cassoulet", les fameuses valeurs de l'ovalie finiraient donc par pousser à accepter l'homosexualité. "Après les matchs, certains osent nous dire qu'ils avaient des a priori et qu'ils avaient tort, témoigne Cyril. Dans ces cas-là, ils font face au réel, et plus au fantasme. Ils comprennent qu'un homo, c'est quelqu'un de normal."
Le rugby est même devenu un outil de lutte contre les préjugés et d'affirmation des droits des homosexuels. Des tournois rassemblant des équipes gays du monde entier sont organisés un peu partout en Europe, avec le soutien de fédérations nationales. Les Gaillards, autre équipe parisienne gay friendly, ont en charge l'organisation de la compétition de rugby qui aura lieu à l'occasion des Gay Games en 2018 à Paris. Ils ont également participé à une campagne du ministère des Sports contre les discriminations baptisée "Coup de sifflet". "Notre objectif, c'est de faire grandir l'acceptation de la différence, mais aussi du handicap, et de lutter contre le sexisme et l'homophobie, explique Alban, le président du club. C'est pour ça que, chez nous, on fait jouer des filles ou encore des sourds."
Contrairement à des sports comme le football, des rugbymen professionnels ont fait leur coming out. Le plus célèbre en Europe est Gareth Thomas, ex-international gallois salué par le monde ovale pour son "courage". "C'est vrai que c'est très courageux, mais, si on le met en avant, c'est parce qu'il y en a trop peu qui osent le faire, regrette Cyril. C'est dommage parce qu'on a besoin d'autres modèles que des lofteurs."
"Le rugby gay, c'est pas vraiment du rugby, non ?"
Ce qui gêne encore plus Alban, le président des Gaillards, c'est le traitement médiatique réservé à Gareth Thomas, notamment une question posée lors d'une interview. L'interrogation du journaliste de TF1 portait sur "les douches" et sur la manière dont il "se débrouill[ait] avec [ses] pulsions homosexuelles". "Le malaise ne vient pas du fait que le rugbyman est gay, mais des questions stupides qu'on lui pose", estime Alban.
S'il y a de l'homophobie dans le rugby, elle résiderait donc dans l'image que véhicule ce sport. "Trop de gens pensent encore que c'est un sport de brutes, réservé aux hétéros, observe Anja. Ils ne pensent pas qu'un gay peut faire du sport et encore moins être viril." Yohan, un grand costaud qui joue aussi chez les Coqs festifs, en témoigne : "Quand j'ai annoncé à mes proches et à ma famille que je me mettais au rugby, certains m'ont dit en souriant : 'Ah oui mais, le rugby gay, c'est pas vraiment du rugby, non ?' J'étais effaré."
Au final, les plus gros raffuts homophobes sont ceux de la vie de tous les jours. Yoel, l'hétéro qui joue pour les Tou'Win, en a fait l'expérience dans sa carrière de professeur dans un collège à la campagne : "Un matin, je suis arrivé dans ma classe avec des blessures plein la tête, à cause du match de rugby de la veille. Les élèves ont commencé à me questionner, à me demander si je m'étais battu. Je leur ai dit que je jouais au rugby, et évidemment ils voulaient savoir dans quelle équipe. Je n'ai pas osé leur parler des Tou'Win, parce que j'ai eu peur de leur réaction, de ce qu'ils allaient dire à leurs parents. Je me déçois un peu... J'ai confiance en moi, et je n'ai pas honte du tout de jouer dans ce club, mais je n'ai pas encore confiance dans la société."
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