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En Indre-et-Loire, un "cocon" pour soigner le mal-être des policiers

Francetv info s'est rendu au Courbat, un centre de soins qui accueille des agents alcooliques ou dépressifs. Reportage.

Article rédigé par Salomé Legrand
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
L'atelier création du Courbat (Indre-et-Loire), établissement de santé pour policiers, le 8 janvier 2013. (SALOME LEGRAND / FRANCETV INFO)

Ils ne sont pas valorisés dans la société, leur travail est discrédité. Selon une étude menée par le Centre de recherche en management de Toulouse publiée jeudi 7 février, sept policiers sur dix affirment souffrir de manque de reconnaissance. Début janvier, francetv info s'est rendu dans un centre de santé qui leur est dédié. Reportage.  

Sous un ciel gris uniforme, à deux pas d’un drapeau tricolore, une quarantaine d’hommes, la plupart en jogging, mentons rentrés et blousons noirs, ainsi qu'une poignée de femmes répondent à l’appel de leur nom de famille, lundi 7 janvier. Tous sont pensionnaires au Courbat (Indre-et-Loire), un centre de santé géré par l’Association nationale d’action sociale pour les personnels du ministère de l’Intérieur (Anas). Ici, des policiers aident leurs collègues à surmonter leur mal-être, dépression, burn-out ou alcoolisme, et quelques patients non policiers souffrant des mêmes pathologies.

Les rares tentatives pour échapper aux 8 km de marche sont vite repérées par la patrouille dans la bonne humeur, et le groupe s’élance sur les petites routes de campagne crottées du Lochois, à 50 km au sud-est de Tours. Par grappes, on échange petits tracas et gros soucis. "Ici, c’est un cocon, la maison des policiers, ils sont très vite à l’aise", explique Billy. Crâne rasé, petit bonhomme dynamique à la peau mate, pendentif de l’île de La Réunion autour du cou, il est l’un des deux "Pams", les policiers assistants médico-sociaux détachés par le ministère pour assurer l’encadrement.

Une trentaine de patients du Courbat en promenade sur les petites routes autour du centre, près de Tours (Indre-et-Loire), le 7 janvier 2013.  (SALOME LEGRAND / FRANCETV INFO)

La politique du chiffre, coupable numéro 1

Entre eux, ils se comprennent. Pas besoin de décrypter les "MO" (maintien de l’ordre), "vama" (vol à main armée), et autres "TA" (timbre-amende), tous ces mots de leur quotidien, qui les a fait sombrer. En chœur, ils accusent la "politique du chiffre". "J'ai vu des contrôles en fin d'année pour remplir les quotas de reconduite à la frontière", raconte l’un, cheveux en brosse, bien dégagé derrière les oreilles et petite bedaine qui se devine sous le sweat-shirt gris clair.

"Vous relâchez quelqu’un arrêté pour une broutille et le lendemain on vous dit ‘tu ne l’as pas mis en garde à vue’ et hop, on vous colle un rappel à l'ordre", renchérit un autre, qui dénonce le principe de mettre tout le monde en garde à vue pour "trier les patates le lendemain matin""On doit aligner, aligner, aligner", s’énerve Killian*, troisième séjour au centre,  qui cale sa cigarette au coin des lèvres pour mimer la répétitive rédaction de procès-verbaux.

"Faut remplir les cages"

Et Paul de raconter cette soirée au cours de laquelle le chef a lancé une opération dans un quartier connu pour la prostitution avec cette phrase : "Allez, ce soir, faut remplir les cages !" Deux heures après, toutes les filles étaient dehors, confie ce trentenaire guadeloupéen qui nie ses problèmes d'alcool, grands yeux sombres un peu dans le vague, parfois secoué de spasmes de manque.

"La politique du chiffre est une vraie difficulté", confie Frédérique Yonnet, qui dirige l’établissement depuis deux ans. L'introduction de critères qualitatifs dans l'évaluation des résultats, promise par le gouvernement, lui semble indispensable. Manuela Tessier, la psychologue débordée, décrypte : "Cette façon de fonctionner ne correspond pas aux valeurs qui leur ont fait choisir ce travail. Ils ne sont plus en phase avec eux-mêmes."

"L’ère Sarkozy a contribué à diviser"

Dans son petit bureau d’une des ailes de l’imposante bâtisse, mi-grande ferme mi-château, elle reçoit les patients pour des séances d’environ 40 minutes. De ceux qui avaient trouvé dans la police "une seconde famille" à ceux qui déplorent l’absence de solidarité, "tous souffrent beaucoup de l'absence d’humanité", explique cette dynamique praticienne en chemisier fleuri.

Les jeunes agents, de plus en plus nombreux à être admis au centre, ont tous une anecdote sur le "chacun pour soi" qui règne dans les commissariats, de la mesquinerie sur les congés au rapport rédigé en douce pour tirer la couverture à soi. "L’ère Sarkozy, avec les primes au soi-disant mérite, a contribué à diviser ; chacun veut son moment de gloire", glisse amèrement Paul, qui ajoute : "J'ai l'impression d'être dirigé comme dans une entreprise. Cette police, elle est en déconfiture !"

"La police n'est pas là ? Normal, y a personne"

Régulièrement pointé du doigt également : le manque d'effectifs. "Même les citoyens s'en rendent compte, 'la police n'est pas là', normal, y a personne !", ironise Killian. Anthony rapporte cette question à développer lors de son dernier concours pour monter en grade : "Vous êtes quatre fonctionnaires, deux sont en arrêt, comment vous organisez-vous ?"

Au dîner, Bernard et Georges, fraîchement retraités, mettent d'accord les sœurs ennemies, police et gendarmerie, dont ils sont respectivement issus. Le premier, cheveux en brosse plus poivre que sel et regard régulièrement dans le vide, regrette : "Avant, on avait plus de pouvoir !" "De libre-arbitre", corrige Georges, petites lunettes cerclées d’argent, cheveux blancs bien peignés en une mèche sur le côté. Ils sont essorés, mais quand ils pensent aux jeunes, qui "n’ont plus le rituel du casse-croûte" et dont les "descentes de patrouille", ce délai de repos obligatoire entre deux services, n’est plus respecté, c’est l’abattement. Une certitude : ils "préfèrent être sortis que rentrer maintenant dans la police".

"Il n’y a pas de mal à se reposer"

Volontairement, le Courbat s'inscrit à l'opposé de cet univers dur et déshumanisé. Un patient, avachi sur un coin de canapé crème dans le salon commun, se redresse au passage d'une infirmière. "Il n’y a pas de mal à se reposer", le rassure-t-elleA l’atelier de création, Elsa, jeune femme élancée, discrets piercings sur le nez et la langue, leur propose de "travailler sur le lâcher-prise. Ils doivent être insensibles sur le terrain et là je leur demande d'aller chercher dans leurs émotions", explique-t-elle. Au mur sont accrochés quelques dessins de têtes de mort dégoulinantes, sur une lampe un dauphin est pendu. "Au moins, l’idée est sortie", justifie l’éducatrice, qui précise que les œuvres ne sont pas analysées.

Même douceur dans la salle de sport, pourtant éclairée au néon comme n'importe quel gymnase municipal. Entre les tables de ping-pong, vélos et autres rameurs, une dizaine d’hommes en jogging transpirent, patiemment encouragés par Marielle, l’éducatrice en activité physique adaptée, qui confirme que si les abdos font mal au ventre, c’est que le travail est bien fait. Le mot d’ordre, c’est "la bienveillance", "l’absence de jugement", martèle tout l’encadrement, qui insiste sur ce point clé.

Marielle, l’éducatrice en activité physique adaptée, chouchoute les patients et compte les séries d'abdos dans la salle de sport du Courbat, le 8 janvier 2012. (SALOME LEGRAND / FRANCETV INFO)

"La hiérarchie, elle est pesante"

"Il y a toujours cette image du policier grand costaud qui ne craque jamais. Ici, ils se rendent compte que tout le monde est humain, que le policier a le droit de craquer", explique Christophe, un des Pams. A table, autour du billard, en tapant le carton ou le Scrabble le soir, les policiers pointent unanimement "la hiérarchie".

"Avant, c'était personnel. C'étaient des incompatibilités d'humeur entre individus. Maintenant, ils parlent vraiment de comportements généralisés", note Manuela Tessier, la psy, au Courbat depuis sept ans. Vincent, 38 ans, cheveux en brosse tenus en petits pics par du gel, est "écœuré" par "ceux qui n'ont jamais fait de terrain, qui sont près du Seigneur et qui ouvrent leur gueule". "Ils ne vivent pas ce qu'on vit, s'ils se blessent, c'est avec l'agrafeuse", s’agace-t-il.

René, un des rares officiers accueillis dans le centre, confirme cette pression permanente du "dessus" : "La hiérarchie, elle est pesante, elle veut être mise au courant dans la minute." Et poursuit : "Le gardien qui fait de travers, plutôt que de lui tenir la main on va l'enfoncer, et l'officier comme moi, au milieu, il est le cul entre deux chaises, il doit choisir entre le gardien et le patron." "Quand on sait que des primes annuelles de 500 à plusieurs milliers d'euros sont en jeu…", souffle un membre de l’encadrement, juste avant d’accueillir deux CRS venus accompagner un collègue après une tentative de suicide.

"L'école apprend à manier le bâton, pas à calmer le jeu"

"Il faut que les policiers soient mieux formés. Ils sortent d'école et ils sont confrontés à une misère sociale incroyable", commente Christophe, le Pams, qui note que l'habitude de "coller les petits nouveaux dans les pattes des anciens pour apprendre" s’est perdue. "Et on monte en grade plus rapidement, des jeunes gradés commandent de jeunes gardiens. Or, à l’école, on apprend à passer des menottes, à manier le bâton, mais pas à calmer le jeu", regrette-t-il.

Le Courbat, "château" acheté par l'Association nationale d'action sociale pour les policiers et personnels du ministère de l'Intérieur, qui accueille les agents alcooliques et dépressifs.  (SALOME LEGRAND / FRANCETV INFO)

Le centre, 380 patients dont près de deux tiers de policiers accueillis en 2012, ne désemplit pas. Il y aurait une tentative de suicide par semaine chez les policiers, "et ce n'est pas les risques du métier !" martèle la directrice, première à constater l'aggravation du malaise dans la profession. Pour le Courbat, l'objectif est de raccompagner des policiers de plus en plus bousculés au travail.

Avec ses quatre appels par jour, 7h45, 9 heures, 14 heures et 16 heures, le centre veut leur redonner "des repères, une structure". Et une condition physique, souligne Marielle, qui fait passer un test à l’arrivée et un à la sortie, "pour montrer l’évolution, les progrès". "Ils s'identifient les uns aux autres et voient à la fois qu'ils ont le droit d'avoir des fragilités, mais aussi l'évolution de ceux qui repartent en forme" pour reprendre du service, explique de son côté la psychologue. Avec plus ou moins de motivation. 

* A leur demande et afin de préserver leur anonymat, les prénoms des pensionnaires ont été modifiés.

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