Cet article date de plus de cinq ans.

"On voudrait une nature à l'image de ce qu'on aime" : pourquoi les animaux moches sont plus menacés que les autres

Article rédigé par Guillemette Jeannot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Plusieurs espèces animales jugées non charismatiques sont menacées d'extinction. (AWA SANE / FRANCEINFO)

Le culte de la beauté fait aussi des ravages dans la faune. Des milliers d'espèces sont menacées d'extinction car jugées trop moches pour que les zoos et les scientifiques s'intéressent à elles. Or, même les animaux hideux sont des acteurs essentiels à la biodiversité.

"La nature fait bien les choses." Tout animal y a sa place et son utilité, qu'il soit beau ou laid. Mais la faune, de plus en plus victime de la croissance mondiale et de nos modes de vie, est de plus en plus vulnérable. Plus de 27 000 espèces menacées dans le monde sont inscrites sur la liste rouge de l'Union internationale pour la conservation de la nature. Parmi elles figurent des animaux subissant une double peine car, en plus d'être menacés d'extinction, ils sont jugés "moches" au regard de l'homme. Ce qui leur porte préjudice dans l'accès aux programmes de conservation et diminuent ainsi leur chance de survie.

La laideur n'attire pas les foules

En octobre dernier, le Fonds mondial pour la nature, le WWF, éditait son 11e rapport "Planète vivante" sur l'état de la biodiversité dans le monde. Le constat de l'ONG est plus qu'alarmant : le nombre de vertébrés sauvages a décliné de 60%, entre 1970 et 2014.

Pour sauver les espèces menacées d'extinction, des appels aux dons sont régulièrement lancés. Mais il est plus facile d'obtenir l'appui du grand public quand un panda fait office de logo, à l'instar de la WWF, plutôt qu'une taupe au nez étoilé.

La taupe à nez étoilé vit au Canada et aux USA. Toute petite, elle ne mesure qu'une vingtaine de centimètres. Son museau est muni de 22 tentacules qui lui servent d'organes tactiles. (FOTOTOTO / BLICKWINKEL)

"Les ONG choisissent les espèces qui vont plaire pour défendre leur cause", analyse Florian Kirchner, chargé du programme espèces à l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), pour franceinfo. Or moins l'espèce a de visibilité, moins elle a de chance d'être sauvée, constate Ernest Small, chercheur au département agriculture du gouvernement canadien. Il démontre, dans son étude "The New Noah's Ark" ("La nouvelle arche de Noé"), que les espèces jamais vues par les humains sont les "perdants de la loterie des programmes de conservation".

Les normes esthétiques et commerciales sont devenues les principaux déterminants de la conservation des espèces dans le monde.

Ernest Small

extrait de "The New Noah's Ark"

Notre réaction face à un animal est influencée par une mécanique bien connue : l'anthropomorphisme. Plus nous pouvons voir un peu de nous-mêmes chez les animaux, plus nous compatissons avec eux. "L'un des attraits les plus importants est s'il est mignon avec des caractéristiques physiques comme des grands yeux et des traits doux, qui éveillent nos instincts parentaux parce qu'ils nous rappellent un bébé humain", explique Hal Herzog, professeur de psychologie à l'université américaine West Carolina, dans les colonnes de L'Express. Quant aux animaux visqueux et moches, certains sont assimilés "à des choses primaires repoussantes, comme la morve ou la matière fécale" et d'autres se retrouvent "liés à la transmission, réelle ou fantasmée, de maladies", relève Graham Davey, spécialiste des phobies à l'université de Sussex, dans le même article.

Cette exclusion des espèces hideuses touche également les zoos. Les grandes espèces charismatiques y ont plus de chances de trouver un enclos, quels que soient leurs besoins en matière de conservation, car ils attirent les visiteurs payants.

Les zoos remplis d'animaux certes menacés, mais moches, ne gagneront jamais d'argent.

Daniel Frynta, biologiste à l'université Charles de Prague

dans la revue scientifique "Scientific american"

Or, pour de nombreuses espèces, la reproduction en captivité représente le dernier espoir de survie. "La corneille d'Hawaï et la tortue géante des Seychelles n'existent que dans les zoos, par exemple, rappelle l'article de Scientific American, contrairement à la taupe marsupiale qui est en voie de disparition et introuvable dans les zoos."

Le lémurien de Madagascar est un mélange de chauve-souris, de rongeur et d'écureuil. Il est aussi appelé aye-aye.  (THORSTEN NEGRO / IMAGEBROKER RF)

Mais des exceptions existent comme au zoo de Bristol, en Angleterre. L'établissement a mis en place un programme de reproduction en captivité pour le aye-aye, un lémurien de taille moyenne que les habitants de Madagascar tuent parce qu'ils le trouvent tout simplement trop effrayant. 

Boudés aussi par les scientifiques

La communauté scientifique n'est pas épargnée non plus par le culte de l'apparence. Cinq chercheurs du CNRS ont démontré, en 2017, la corrélation entre les préférences du public et les espèces les plus étudiées par les scientifiques. "Certains vertébrés sont surreprésentés dans divers domaines scientifiques, car ils sont considérés comme écologiquement plus importants que d'autres et de ce fait sont plus susceptibles de lever des fonds", avance l'un des auteurs, Frédéric Legendre, chercheur au Muséum national d'histoire naturelle en France. 

Une étude australienne, publiée en 2015 dans la Mammal Reviewa également révélé que la moitié de la faune du pays – étant considérée comme laide – ne bénéficie pas de crédits de recherche appropriés. Conséquence directe : "Depuis la colonisation européenne (en Australie), nous avons perdu environ 20 espèces de mammifères et nous en avons une vingtaine en grave danger d'extinction" commente un des co-auteurs, Philip Bateman, de l'Université Curtin, au Telegraph

Pour les scientifiques voués à la cause des laids, ne pas considérer les animaux moches ou hideux dessert la compréhension de la biodiversité à l'échelle mondiale. "La communauté scientifique est réputée 'neutre' et donc censée faire abstraction de la notion de beauté et se concentrer sur la notion d'utilité", met en garde Franck Courchamps, écologue, directeur de recherche au CNRS, à franceinfo. Ignorer une partie de la faune, sous prétexte qu'elle est moche, nuit à la mise en place de plans de conservation efficaces et ralentit la découverte de nouveaux produits ou propriétés chez les espèces sauvages.

Leur disparition est un danger pour l'écosystème. Car elles sont interconnectées dans des relations écologiques. La disparition d'animaux moches peut précipiter la disparition d'autres espèces jugées plus belles.

Franck Courchamp, scientifique

à franceinfo

Autre avantage notable soulevé par le chercheur au CNRS est qu'"ils nous rendent de grands services en nous apportant des connaissances scientifiques", citant l'exemple du rat-taupe-nu. Il est le seul mammifère connu à avoir un comportement eusocial, c'est-à-dire vivant dans une communauté divisée en castes stériles autour d'une reine fertile, comme les abeilles ou les fourmis. "Il est une des espèces les plus moches qui soient, il est difficile à trouver et, si on ne le protège pas, on se prive d'une source importante de découverte scientifique", explique Franck Courchamp.

Nid de rats-taupes nus. Ces mammifères végétariens, sans poil et possédant deux grandes incisives, vivent en colonies sous terre, en Afrique de l'Est. (K. WOTHE / BLICKWINKEL)

Avec une espérance de vie moyenne de 35 ans, cet animal repoussant bénéficie d'une longévité exceptionnellement longue pour un rongeur. En prime, il reste en bonne santé jusqu'à la fin de sa vie, ne développant aucune cellule cancéreuse, faisant de lui un modèle d'étude privilégié dans les recherches sur le cancer.

Mais les budgets actuels alloués à la conservation des espèces obligent les scientifiques à faire des choix quant aux animaux à sauver. Ces choix s'effectuent selon une des deux règles en vigueur : le triage ou la priorisation. En France, les espèces en danger sont classées par priorité et aucune n'est écartée. Contrairement à l'Australie qui met les animaux à sauver d'un côté et les laissés-pour-compte de l'autre. Pour Florian Kirchner, même si ces deux politiques de conservation sont proches, la priorisation est moins nocive pour l'ensemble des espèces : "On n'abandonne pas les autres à leur sort comme avec le triage. On met l'accent sur des espèces que l'on privilégie." Et quand les espèces emblématiques et leur habitat sont protégés, ce sont tous les organismes qui vivent autour qui bénéficient de cette protection.

"Il est temps de célébrer les animaux laids"

"Notre enjeu c'est de faire aimer la nature au public", rappelle Florian Kirchner, de l'Union internationale pour la conservation de la nature. Avec son équipe, il travaille à la recherche de solutions pour éviter la destruction de notre environnement et éviter de pousser les espèces à l'extinction. "Quand on préserve les espaces, on sauve toutes les espèces qui s'y trouvent sans distinction de beauté." 

Certains vont encore plus loin et propose une approche plus originale. En Angleterre, la Ugly Animal Preservation Society, fondée en 2012, utilise la comédie humoristique pour alerter sur le sort d'animaux en danger parce qu'hideux. La troupe menée par le biologiste Simon Watt, a organisé un vote national afin de déterminer l'espèce animale en danger la plus laide du monde. Le gagnant est : le blobfish.

Le blobfish est un poisson qui vit au large des côtes australiennes dans les profondeurs abyssales. (CATERS NEWS AGENCY/SIPA / CATERS NEWS AGENCY)

Avec son livre The Ugly Animals : We Can't All be Pandas (Les animaux laids : nous ne pouvons pas tous être des pandas), le scientifique met en lumière de nombreuses espèces ignorées et mal-aimées du règne animal.

Leur laideur dissimule leur biologie incroyable et nous empêche de voir qu'ils ont besoin de notre aide. Il est temps de célébrer les animaux laids.

Simon Watt, biologiste

The Ugly Animal Preservation Society

Aux Etats-Unis, des dizaines de millions de dollars sont alloués à la protection du condor de Californie, un symbole national. S'inspirant de ce "pouvoir politique", Simon Watt a monté une pièce de théâtre intitulée "Your town needs a minging mascot !" ("Votre ville a besoin d'une mascotte !"). En dix minutes les comédiens doivent défendre avec humour une espèce laide en danger et convaincre le public que cet animal doit devenir l'emblème de leur ville. Ainsi les spectateurs d'Edimbourg ont choisi une espèce de calamar particulièrement effrayantes, ceux de Winchester la grenouille scrotum et ceux de Dublin la chauve-souris fer à cheval.

La "grenouille scrotum" est originaire du lac Titicaca, en Bolivie. Cette grenouille en voie de disparition est la plus grande du continent.  (AIZAR RALDES / AFP)

De nombreux scientifiques alertent sur l'urgence de s'attaquer aux préjugés envers la faune, avant qu'il ne soit trop tard. "Moche ne veut pas dire qu'on n'a pas le droit de vivre, martelle Franck Courchamp. Moche ne veut pas dire inutile."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.