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Cartier-Bresson au Mexique : la naissance de "l’œil du siècle"

La Fondation Henri Cartier-Bresson propose de découvrir, du 11 janvier au 22 avril, les photographies prises par l'artiste lors de son séjour au Mexique, en 1934. 

Article rédigé par Pierre Morestin
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Henri Cartier-Bresson, "Prostituées, Calle Cuauhtemoctzin", Mexico, 1934. (MAGNUM PHOTOS / COURTESY FONDATION HENRI CARTIER-BRESSON)

1934, un tout jeune artiste, Henri Cartier-Bresson, débarque à Mexico dans le cadre d’une mission ethnographique. Faute de fonds, la mission est suspendue, mais il décide de rester. Ce sont ses photographies que sa Fondation propose de découvrir du 11 janvier au 22 avril. Elles sont rapprochées, pour l’occasion, de celles de l’Américain Paul Strand, présent dans le pays au même moment. Le contraste est saisissant. Alors que le temps semble être suspendu dans les clichés de Strand, qui magnifie des paysages désertiques et des modèles statiques, Cartier-Bresson prend, sur le vif, un Mexique virevoltant rempli d’apparitions surréalistes.

Le plus passionnant dans cette exposition qui réunit, en tout, quelque 90 tirages noir et blanc, c’est de voir un futur géant de la photo faire ses gammes. En 1934, à 24 ans, Cartier-Bresson n’a que quatre ans de vraies expérimentations photographiques à son actif (même s’il prend ses premiers clichés amateurs très tôt, vers l’âge de 13 ans). Mais il s’est déjà essayé à presque tout ce qui se fait à l’époque : des images quasi abstraites, présentant des architectures ou des recherches de matière en gros plan, des photos carrées, très "construites", des points de vue singuliers sur la ville, via l’utilisation, notamment, de contre-plongées…  Il a aussi beaucoup voyagé, en Côte d’Ivoire, en Europe de l’Est, en Italie, en Espagne. Son séjour mexicain va être l’occasion d’approfondir d’autres pistes.

Bizarre, incongru, surréaliste

Cartier-Bresson ne fait pas partie du groupe surréaliste, mais il a beaucoup fréquenté ses réunions, au Café de la place Blanche, à Paris. Preuve de son intérêt, au Mexique, il demande à son père de lui envoyer Le Surréalisme et la Peinture d’André Breton. Sur place, dans la droite ligne du mouvement né à Paris, il va saisir l’étrangeté du quotidien, shooter des images qui en évoquent d’autres. Exemple avec ces simples outres, transportées par un camion, mais dont la peau gonflée, tendue à craquer, ligotée, fait penser à des corps suppliciés qu’on emmène à l’abattoir. Chez un autre photographe d'inspiration surréaliste, une pince de homard se changeait en visage menaçant.

Henri Cartier-Bresson, Mexique, 1934. (MAGNUM PHOTOS / COURTESY FONDATION HENRI CARTIER-BRESSON)

Parfois même, le jeune photographe s’amuse avec des modèles. Sur cette photographie, par exemple, il demande à son voisin poète Natcho Aguirre de prendre la pose. Découpé en cases, comme une planche de BD, le cliché semble nous raconter une histoire... une histoire d'amour douloureuse. Les indices ? A moitié nu, le pantalon déboutonné, le jeune homme semble souffrir le martyre, tandis que des talons de femme, en bas à droite, forment le cœur de la passion. Et remarquez qu’avec ce cadrage, le modèle semble avoir perdu la tête ! L’image rappelle les mannequins de magasin décapités dans les photos d’Eugène Atget, source d’inspiration pour Cartier-Bresson et les surréalistes.

Henri Cartier-Bresson, "Natcho Aguirre, Santa Clara, Mexique", 1934. (MAGNUM PHOTOS / COURTESY FONDATION HENRI CARTIER-BRESSON)

La vie sur le vif

Au Mexique, c’est aussi un photoreporter qui naît. "Cartier-Bresson utilise un Leica, précise Agnès Sire, directrice de la Fondation Henri Cartier-Bresson. C’est un appareil tout petit, très pratique, que Cartier-Bresson considère comme 'le prolongement de son œil'. Il lui permet de prendre des clichés nets en plein mouvement." Il peut shooter discrètement en passant dans une rue… comme ces prostituées de la Calle Cuauhtemoctzin, à Mexico, qui attendent leurs clients. Seule celle de droite semble avoir remarqué le photographe.

Henri Cartier-Bresson, "Prostituées, Calle Cuauhtemoctzin", Mexico, 1934. (MAGNUM PHOTOS / COURTESY FONDATION HENRI CARTIER-BRESSON)

Par comparaison, les femmes photographiées par Paul Strand semblent aussi immobiles que des statues… ou des madones de la Renaissance italienne. Strand utilise un appareil photo beaucoup plus imposant qui l’oblige à se "poser" devant ses modèles conscients de la présence de l'objectif.

Paul Strand, "Woman of Alvarado" (femme d’Alvarado), Veracruz, 1933. (APERTURE FOUNDATION INC., PAUL STRAND ARCHIVE)

La "méthode Cartier-Bresson" est résumée par Pierre Assouline dans une anecdote de son livre Cartier-Bresson : l’œil du siècle. Alors qu’il est invité à une soirée particulièrement arrosée dans une maison, le photographe, malade, part pour les toilettes. Il entend du bruit dans une des chambres, voit deux femmes enchevêtrées, et sans se poser plus de questions, prend quelques photos à la sauvette (dont celle présentée ci-dessous). Il la surnommera "l’araignée d’amour". Cartier-Bresson développera plus tard cette faculté de prendre la bonne photo au bon moment, le "moment décisif" (expression qui lui a été attribuée à tort) où l’image prend tout son sens et sa force esthétique.

Henri Cartier-Bresson, Mexico, 1934. (MAGNUM PHOTOS / COURTESY FONDATION HENRI CARTIER-BRESSON)

Le présent composé

Cartier-Bresson ne mitraille pas à tout-va. Ce qui fait de lui un photographe à part, c’est que même en marchant dans les rues, il réussit à saisir très rapidement le bon cadrage, la bonne composition. Ses photographies sont souvent remarquablement structurées par des lignes de force harmonieuses. Illustration avec cette dormeuse saisie dans un environnement très géométrique. Elle nous apparaît dans un cadre formé par la table. Et derrière une ligne oblique qui semble la "rayer". Si Cartier-Bresson est aussi attentif à la construction de ses images, c’est qu’il a suivi l’enseignement du peintre André Lhote, obsédé par les lois de composition et le nombre d’or (un rapport mathématique qui permettrait de trouver les "bonnes" proportions des éléments d'un tableau).

Contenu sensible
Henri Cartier-Bresson, "Juchitan", Mexique, 1934. (MAGNUM PHOTOS/COURTESY FONDATION HENRI CARTIER-BRESSON)

On retrouve la même obsession chez Paul Strand. Dans cette photographie d’un petit village de pêcheurs, par exemple, ce sont les filets qui créent les lignes de la composition. Ces diagonales amènent le regard du haut, à droite, au premier plan, vers le bas à gauche… où apparaît justement une forme humaine.

Paul Strand, "Nets" (filets), Michoacan, 1933. (APERTURE FOUNDATION INC., PAUL STRAND ARCHIVE)

Lorsque Cartier-Bresson s’apprête à partir du pays, il se décrète à vie "Français du Mexique". Le futur cofondateur de l’agence Magnum y aura en tout cas aiguisé son regard et une technique d’approche qui le rendront célèbre dans le monde entier.

• Henri Cartier-Bresson/Paul Strand. Mexique 1932-34

Fondation Henri Cartier-Bresson
2, impasse Lebouis, 75014 Paris
du 11 janvier au 22 avril 2012
13 heures-18h30 (sauf le lundi), 11 heures-18h45 le samedi, nocturne le mercredi jusqu’à 20h30
4 euros/6 euros
Tél. : 01 56 80 27 00.
www.henricartierbresson.org

• A lire

Henri Cartier-Bresson/Paul Strand. Mexique 1932-34, collectif, Steidl. Le catalogue de l’exposition, magnifiquement illustré par les images retenues pour l’accrochage. On regrette seulement que les photos des deux hommes ne soient pas imprimées en regard les unes des autres, afin de comparer plus facilement leurs approches.

Henri Cartier-Bresson, le tir photographique, de Clément Chéroux, découvertes Gallimard. Conservateur pour la photographie au Centre Pompidou, Clément Chéroux est spécialiste de l’œuvre de Cartier-Bresson. Il a d’ailleurs écrit le texte du catalogue cité plus haut. Il reprend dans ce Découvertes Gallimard tout le parcours du photographe depuis ses débuts précoces, vers l’âge de 13 ans, jusqu’à la consécration du reporter globe-trotter.

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