GRAND FORMAT. "Mes meilleurs souvenirs, c'est quand j'en chie" : "Perfettu", le fan du club d'Ajaccio qui a parcouru 70 000 km en voiture pour suivre son équipe
C'est l'histoire d'un supporter increvable. Un peu fou, aussi. Qu'il pleuve, qu'il vente, "Perfettu" sillonne les routes de France pour suivre tous les déplacements de son équipe de cœur, l'AC Ajaccio. Le club corse, qui joue face au Paris FC en Ligue 2 lundi 22 janvier, occupe une place centrale dans la vie de Loïc Durand : il a déjà parcouru plus de 11 500 km avec sa Peugeot 106 depuis l'été, au prix d'importants sacrifices personnels et financiers. "Je suis prudent. Bon, j'aurais une Merco, ce serait peut-être différent..."
Ce vendredi 12 janvier, dans le 16e arrondissement de Paris, c'est de nouveau l'heure de battre le bitume. Son sweat annonce la couleur : "Je peux pas, je vais au stade." Son écharpe rouge et blanche revendique les couleurs. "Perfettu", 26 ans, monte dans sa petite voiture, abîmée mais vaillante. Direction Brest (Finistère), pour le 104e déplacement du "France-trotter" de l'ACA.
10h30. Une prune au petit déjeuner
Loïc n'est pas originaire de Corse mais de Montluçon (Allier). Petit, il se rend régulièrement à Ajaccio (Corse-du-Sud) avec sa famille. Il saisit une occasion pour traîner son père au stade François-Coty. "Avant la rénovation, c’était un champ de ruines. Il n’y avait pas de sièges, on était assis à même le béton. Un coup de foudre." Il se met alors à éplucher les résultats du club insulaire, avant de faire son premier déplacement à Lyon, en août 2011, une fois le permis en poche. Ce jour-là, le gardien mexicain de l'ACA, Guillermo Ochoa, est impérial. Mais surtout, Loïc éprouve un "sentiment de liberté" inédit lors du trajet en voiture. Un deuxième déclic. Il tombe dans la marmite et suit alors les matchs en terrain hostile, au milieu des supporters adverses.
Puis "Perfettu" rejoint une association de supporters – I Sanguinari (“Les Sanguinaires”) – créée en 2002 par des Ajacciens expatriés à Paris. Le gars du continent n'a pas de complexe à soutenir l’ACA. "Je suis bien intégré avec les insulaires et le groupe [de supporters ultras] Orsi Ribelli. Il n’y a pas de rivalité car ils savent que je fais tous les déplacements." Loïc a bien tenté d’apprendre le corse dans des bouquins, mais il se contente de quelques chants."Forza Aiacciu, Vinci per noi" ("Allez Ajaccio, gagne pour nous").
"Si tu vois de la fumée, dis-moi, on s’arrêtera un peu", lance-t-il sur la route. Le radiateur ne fonctionne plus, l’humidité ronge le pare-soleil, le triangle de suspension arrière est foutu, le siège conducteur couine et la dernière vidange remonte à Mathusalem. Loïc Durand a dû créer une cagnotte Leetchi qui lui a permis de rassembler 1 000 euros pour financer les réparations. Vitesse de croisière : 90 ou 100 km/h. "Mes potes disent que je roule comme un papy, mais je ne suis pas pressé." En cinq ans et demi, il n'a d'ailleurs été flashé qu'une seule fois. Le poste diffuse du rap français (Jul, Booba, Kaaris, Médine...). On trouve aussi, au milieu de sa pile de CD, du Vianney – "Mais ne l'écris pas, hein".
Ma plus grande peur, c'est de tomber en rade sur le trajet aller d'un déplacement. Au retour, c'est pas grave.
18h15. "J'ai des papillons dans le ventre"
Les jours de match, Loïc a ses entrées dans les hôtels des joueurs, où il échange quelques mots avec l’intendant, "Dédé", et le staff. L’ACA l’a quelque peu intégré, mais son statut reste ambigu. "Un jour, [le joueur] Johan Cavalli m’a pris à partie et demandé d’arrêter de citer son nom, car je lui avais mis une mauvaise appréciation dans un compte-rendu, sur mon blog." La séquence jette un froid dans l’assistance. La semaine suivante, le président du club, Léon Luciani, lui rappelle sa relation privilégiée avec les joueurs et l’invite à abandonner les notes sur son site. Loïc accepte, pour ne pas froisser l'ACA. Mais il se souvient aussi que des joueurs lui ont demandé de livrer un McDonald's et un kebab à leur hôtel après un match.
Cette ambivalence est un peu bizarre. Je suis très bien intégré, mais je reste supporter. Je ne pourrais pas faire ça si j’étais fan du PSG ou de l’OM. L’ACA est un club familial.
Cette fois, il file directement au stade Francis-Le Blé, après huit heures de route sans péage. "La pression monte, là. J'ai des papillons dans le ventre. C’est cette sensation que je viens chercher." A 18h15, il s’engouffre dans une ruelle et dégote une place de stationnement libre, la même que l’an passé. "Perfettu" a sauté l'étape à l'hôtel, pour honorer une invitation de France Bleu Breizh Izel, en tribune de presse. La conséquence d'un article de L'Equipe, qui l'a placé dans une liste des 30 personnalités influentes du football. "C'est une récompense pour ce que je fais toute l'année. Et puis ça fait parler du club." "Perfettu" retourne ensuite à sa voiture et file vers l'entrée des visiteurs, avec un gros sac.
Les stadiers lui font dérouler sa banderole de 12 mètres. "C'est juste le nom de l'association", s'empresse de préciser le fan. La saison passée, ils lui ont refusé l’accès au parcage visiteurs ; Loïc s'en est d'ailleurs ému dans le Télégramme. "Tu vois, elle est ouverte la tribune, chambre un agent, qui l'a reconnu. Tu vas y avoir droit, à ta banderole !" La sécurité lui joue parfois des tours. "Il y a trois ans, à Lens, on nous a déjà fait entrer 19 minutes après le début du match." Plusieurs numéros de responsables de la sécurité figurent dans son répertoire. En cas de souci, rien de plus, car "Perfettu" n’est "pas belliqueux". Hors de question de craquer un fumigène dans une tribune presque vide. Ni de risquer une interdiction de stade.
La banderole des "Sanguinari" est solidement accrochée sur la grille de la tribune. Le président Léon Luciani pointe le bout de son nez, sur la pelouse en contrebas, avant de monter dans la tribune, où il s'enquiert de la Peugeot de Loïc. "Tu m'appelleras, on verra ce qu'on peut faire pour que tu puisses rouler", glisse le dirigeant, avec une tape dans le dos. "On a eu des petits mots par le passé, mais c'est réglé, assure Loïc. C'est quelqu'un de passionné, de dévoué et d'un peu fou. Il faut de la folie pour aimer le foot, et lui en a."
15 heures : sandwich et liquide de refroidissement
"Je connais pas mal de routes. Parfois, je sais que je vais m'arrêter dans tel ou tel Super U." A 15 heures, petit arrêt au Leclerc de Saint-Hilaire-du-Harcouët (Manche). Un sandwich triangle, du saucisson, des M&M's, du Red Bull et... du liquide de refroidissement. "Une partie des gens ont une mauvaise image des supporters de foot, glisse-t-il en parcourant des articles de presse sur les bagarres, les interdictions de stade ou les arrêtés préfectoraux limitant les déplacements. Ils pensent qu'on est bagarreurs et j'essaie de corriger ça." Actuel troisième de Ligue 2, l'ACA pourrait retrouver l'élite la saison prochaine. "Mais si on monte, je crains les interdictions de déplacements. A Nice, par exemple."
Quand il n'est pas au stade, Loïc Durand travaille pour un sous-traitant de Yahoo. En télétravail à Montluçon et dans des bureaux à Paris, deux à trois jours par semaine. Gazole, billet, nourriture, péages... Le budget doit rester serré, car la facture grimpe vite, entre 100 et 200 euros. "Là, je vais faire le plein en Bretagne, c’est moins cher, même pour deux centimes." Quand il était étudiant en journalisme à Paris, en 2011-2012, il lui arrivait de sécher les cours le vendredi. Le téléphone a parfois sonné, avec un banquier au bout du fil.
Pour corser le tout, Loïc est également joueur et entraîneur à l'US Saint-Victor (Allier). Une activité qui occupe tous ses dimanches. Cette passion peut parfois mettre ses proches sur la touche. Loïc a ainsi déjà manqué l’anniversaire d’une ex-petite amie. Aujourd'hui, il joue l'équilibriste. "Ma petite amie m’a dit qu’elle ne m’empêcherait jamais de faire mes déplacements. C’est quand elle a dit ça que j’ai compris que c’était la bonne", sourit-il. Elle a tout de même tiqué quand elle est tombée sur un tweet où il expliquait avoir dépensé 200 euros pour un maillot de l'ACA aux enchères – "Perfettu" en a été quitte pour un restaurant.
A Montluçon, il conserve soixante maillots du club sur un portant. Certains ont été offerts par des joueurs avec qui il a noué des sympathies, comme Claude Gonçalves (2013-2016), Riffi Mandanda ou Ricardo Faty. Loïc regrette au passage que ses efforts ne soient pas toujours récompensés. Quand l'équipe oublie, parfois, de saluer ses supporters, à la fin des matchs par exemple. "C'est plus facile de nouer des contacts avec le staff, qui tourne moins que l'effectif."
6h40. "Dur, un créneau à cette heure-là"
"Il y a cinq ans jour pour jour, j'étais au Parc des Princes avec le PSG d'Ibrahimovic, et 200 supporters de l'ACA. Là, j'étais à Brest, près des joueurs et du staff." Loïc apprécie le côté charmant de la Ligue 2. "Je représente une frange de supporters un peu fous, passionnés."
"Mes meilleurs souvenirs, c'est quand j'en chie", résume ce denier, avec une pointe de masochisme. A Quimperlé, lors des inondations de janvier 2013, il patiente dans les gradins d'un stade de district, sans savoir si la rencontre aura lieu. "Les filles de la buvette nous apportaient du far breton et du vin chaud." A Auxerre, des supporters adverses lui piquent des écharpes. D'autres fans de l'AJA viennent lui rendre quelques minutes plus tard, après avoir retrouvé les étoles. Les retours sont parfois épiques. En février 2015, il suit une déneigeuse à 40 km/h pendant deux heures, en rentrant d'Annecy. "Je me suis arrêté une heure, la voiture était recouverte de neige."
Loïc a également perdu un pneu sur une canette de bière, il y a deux ans, au départ du stade de Félix-Bollaert, à Lens (Pas-de-Calais). Cette fois-ci, pas d'encombre. A la sortie de Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor), un hôtel Première Classe lui fait de l'œil, en vain. "Je préfère mon lit et passer la nuit ici me ferait perdre du temps." Il promet quand même de s'arrêter prendre du repos, en cas de besoin, et il enverra un petit texto à sa mère une fois rentré. Le voyage de sept heures est interminable, malgré l'autoroute. "Mon rêve, c'est que l'ACA joue en Coupe d'Europe, avec des déplacements en Lituanie, glisse-t-il comme un défi. Ce n'est pas près d'arriver."
C’est un challenge : aller plus loin, plus fort. C'est aussi une addiction, quelque chose dont je ne pourrais pas me passer. Si je ratais un déplacement, j’aurais le sentiment de me trahir moi, l’association, l'ACA. C’est con, parce que personne ne m’en voudrait, mais c’est comme ça dans ma tête.
Sa petite amie lui apprend par texto que Red Bull a tenté de lui livrer 52 kg de canettes – la marque a été citée dans l'article de L'Equipe. A 6h40, il passe la porte Dauphine et ne croise que quelques taxis. Loïc doit s'y reprendre à deux fois pour réussir son créneau et brandit une dernière fois son écharpe, en guise d'au revoir. Il jette un coup d'œil au compteur, qui affiche 281 790 km, soit 1 150 km de plus qu'au départ. Les yeux un peu fermés, mais le sourire malgré tout, "Perfettu" s'apprête à passer une courte nuit, avant de repartir pour Montluçon. "Peut-être qu’un jour, je me dirai ‘arrête tes conneries, grandis un peu’. Mais ce moment n’est pas encore arrivé.”
20 heures. A trois dans une tribune vide
Le match commence. Au total, trois supporters de l'ACA tentent de donner de la voix dans une tribune vide. Mais le prosélytisme footballistique de Loïc a payé. Deux habitants de Brest et quatre lycéens fans de Guingamp se sont également greffés à la fête, après avoir contacté "Perfettu" sur les réseaux sociaux – "Il a dit qu'il avait des drapeaux pour nous. On est venus." Loïc ne boude pas son plaisir. Son ACA mène 3-0, après 45 minutes. "Magnifique. Oh, ils nous ont montrés un peu sur l'écran géant. Et sur BeIN Sports aussi", lance-t-il d'une voix éraillée, après avoir enchaîné les "Chalalalala" au mégaphone.
A la mi-temps, déception. Il n'y a pas assez de sandwichs pour tout le monde. Une mauvaise note en perspective pour "Perfettu", qui évalue les buvettes. "La meilleure de France pour le rapport qualité-prix, c'est celle de Laval, avec une bonne baguette et des saucisses et merguez chaudes." Jusqu'au bout, "Perfettu" reste les yeux rivés sur le terrain, plutôt pessimiste. Au coup de sifflet final, les joueurs viennent saluer les fans après une victoire serrée (3-2). "Le retour sera plus agréable, c'est toujours plus facile de rentrer avec une victoire", glisse-t-il.
"Oh, Perfettu !" A la sortie du stade, des fans brestois l'attendent de pied ferme. Certains lui ont donné rendez-vous sur Twitter, pour refaire le match entre passionnés. Le Penalty est blindé. Pour Loïc, c'est presque le meilleur moment du déplacement. "Dans deux ou trois ans, je me souviendrai plus des à-côtés que de ce qu'il se sera passé sur les terrains."
Un peu plus tard, un homme tombe K.-O. par terre, devant un gaillard au front couvert de sang. "Boh, ça arrive", concède Loïc. Une bagarre générale débute un peu à l'écart du bistrot, sans perturber les habitués. Des gyrophares percent la nuit quand Loïc regagne sa voiture. Mission accomplie. "Je crée quand même une dynamique. Des gens m'accompagnent en déplacement. Si j'arrêtais, il y aurait peut-être des matchs sans supporter de l'ACA dans les tribunes." Impossible de faire tous ces déplacements en train, car les horaires ne sont pas toujours compatibles avec la sortie des stades. Avant de repartir, Loïc oublie de mettre du liquide de refroidissement.