"On ne vit pas, on survit" : vieillir avec le VIH, le combat au quotidien de Frédéric, 57 ans
C'est un homme frêle, les mains et le visage décharnés mais le rire facile, qui ouvre la porte. Frédéric Navarro sera bientôt à la retraite, mais aime à se définir comme un éternel "punk". Ce quinqua, la taille moyenne et mince, porte des baskets vernies rouges et arbore fièrement le slogan "Danser = Vivre" de son association, Act Up-Paris, sur un tee-shirt noir. De fins cheveux rouges s'élèvent, hirsutes, au-dessus de son long visage jovial. "La crête rouge, ça me prend par moments ! sourit-il au milieu de son appartement parisien. Mais je n'ai pas le complexe de l'âge ! Quand ça me prend, je garde les cheveux poivre et sel."
A 57 ans, dont trente et un passés avec le VIH, Frédéric Navarro est un "survivant", l'un des quelque 50 000 Français de plus de 50 ans apprenant à vieillir avec le virus. Comme beaucoup, il jongle entre une santé chancelante, une précarité de longue date et l'isolement du quotidien. Mais il poursuit la lutte, heureux de vivre une cinquantaine qu'il n'aurait jamais osé envisager dans sa jeunesse. "Tous les matins, je me réveille et je me dis : 'merci la vie, merci Christian'", confie-t-il, le regard noisette pétillant. Christian, son compagnon durant dix-huit ans, est mort des suites du VIH en 2010, à l'âge de 47 ans. Frédéric lui a promis de vieillir avec.
"Faire le deuil de sa vie"
En cet après-midi de novembre, celui qui fut président d'Act Up-Paris en 2012 et 2013, "lors des débats sur le mariage pour tous", dévoile un appartement en chantier. Des boîtes de chaussures et des livres envahissent son salon, entre le numéro des Inrocks sur 120 Battements par minute, des courriers et des médicaments éparpillés sur les meubles. "Je suis en train de me réapproprier l'espace", reconnaît-il en souriant, peinant à déambuler entre ses affaires et celles de son compagnon disparu. Dans ce deux-pièces sombre d'environ 50 m2, aux murs ocre et beige, les références à la lutte contre le sida sont partout. Deux affiches d'Act Up-Paris appelant au port systématique du préservatif sont collées au mur. Sur son lit, un recueil de portraits de personnes séropositives. En bas d'une photo encadrée et prise par Christian, un autocollant "Silence = Mort". Frédéric Navarro tente de réorganiser sa vie avec le VIH, après le deuil et avant la retraite.
Aujourd'hui, il rêve d'une veillesse sans virus. "Utopiste", il croit fermement à un vaccin qui, un jour, lui ôtera cette maladie "qui fout tout en l'air" de son corps abîmé. Vivre, et même vieillir avec le VIH ? L'idée était insensée en 1986, quand Fred Navarro a découvert sa séropositivité. "J'étais homosexuel, et j'étais usager de substances par intraveineuse, glisse-t-il. Je n'ai pas cherché la cause. Ce qui était important, c'est que j'étais porteur du virus, et qu'il ne fallait pas le propager."
À l'époque, Frédéric Navarro voit la mort approcher à grands pas. Il ne sait pas quand et se sent toujours "en forme", mais n'envisage plus un seul projet à long terme. L'épidémie touche la communauté homosexuelle de plein fouet, sa propagation est dévastatrice. Il se rappelle encore parfaitement cette semaine où il a enterré onze amis. Il avait 29 ans.
J'étais totalement effondré. J'ai passé trois ou quatre ans à faire le deuil de ma vie.
Au début des années 1990, le jeune trentenaire sent son état se dégrader. Des zonas apparaissent sur sa peau, et une pneumonie suivie d'une pneumocystose l'attaquent frontalement. Les années passent, puis une "rougeole carabinée", accentuée par le VIH, le cloue à l'hôpital pendant six mois. Frédéric Navarro perd alors son poste de conseiller pédagogique en alphabétisation au sein d'une association d'aide aux migrants. Reconnu handicapé à 80%, le jeune homme se voit verser l'allocation aux adultes handicapés (AAH). Nous sommes en 1994, et il sait déjà qu'il ne pourra plus jamais travailler.
A l'âge où tout se construit, Frédéric Navarro ne se projette plus, ni au travail, ni en amour. Sauf, peut-être, un soir de 1992 à la sortie de son association, dans un bar de Belleville, à Paris. Quelque temps plus tôt, il y a aperçu "un magnifique blond, un peu rock", se souvient-il. Allongé sur son lit au milieu d'un fatras de vêtements, le quinquagénaire raconte avec un grand sourire cette soirée où il a invité Christian à venir danser, puis à boire un verre "à la maison". "On boit des bières, puis je lui révèle que ça fait des mois que je bave sur lui !"
Christian m'a dit : 'Je suis séropositif, on me donne quatre mois et demi'. J'ai pris ces quatre mois et demi. Ça a duré dix-huit ans.
"Une inflammation incessante"
La révolution des trithérapies, vers la fin des années 1990, change le cours de sa vie. "Je me pensais mort, condamné. J'ai dû faire le deuil de mon deuil", dit-il, prêt à allumer une nouvelle cigarette. A bientôt 40 ans, il commence les traitements qui le maintiendront en vie : 35 médicaments par "jour et nuit". Des vomissements aux diarrhées, des "douleurs partout" au manque d'appétit, les effets secondaires sont éreintants. Et, surtout, constants.
En parallèle, Frédéric Navarro entre dans un protocole d'hormones de croissance qui, selon lui, le fera flancher encore plus. Il est hospitalisé pour une encéphalite six mois après le début des tests. Avec cette inflammation qui "écrase des lobes du cerveau et pince des nerfs", précise-t-il, il ne peut coordonner ni ses bras ni ses jambes. Pendant un an et demi, il doit marcher avec des béquilles et peine à manger. Une fois remis, il décide d'apprendre à mieux connaître le virus, notamment grâce à l'aide d'Act Up-Paris. Frédéric Navarro liste, d'un ton calme mais déterminé, les slogans historiques de l'association. L'un d'eux, "Information = Pouvoir", l'a peut-être sauvé.
J'ai compris que le virus, c'était moi qui le contrôlais, et pas lui. Je devais juste l'amadouer. A partir de là, je n'ai plus eu de maladie opportuniste.
Depuis 2000, Frédéric Navarro vit donc mieux sa séropositivité. Vit-il bien pour autant, lui qui, flottant dans ses vêtements amples, semble toujours fragile ? "Aujourd'hui, je me sens comme un pape ! s'exclame-t-il avec son accent gardois en se levant de son lit, bras grands ouverts. Je me sens réellement en bonne santé." Il pointe du doigt une boîte de comprimés sur sa table de nuit. Depuis quatre ans, il ne prend plus qu'un médicament, l'antirétroviral Triumeq, chaque matin. "Et avec un petit café, tout va bien", s'amuse-t-il.
Frédéric Navarro ne relativise rien pour autant. "C'est une inflammation incessante de vivre avec le virus", rappelle-t-il. Il y a les douleurs aux jambes, "très lancinantes", la fatigue "plus que chronique" et les acouphènes. Sa maigreur ne vient pas uniquement du fait que "dans la famille, on n'était pas des Musclor". Depuis longtemps, il souffre de lipoatrophie, une perte anormale de tissus graisseux liée au VIH. Dans son salon traîne une boîte de compléments alimentaires destinés à soigner son ostéoporose "critique". Frédéric Navarro allume une nouvelle cigarette. Il sait bien qu'il devrait arrêter. Le cancer est devenu la première cause de mortalité des personnes séropositives, selon Sidaction. Mais "pour moi, fumer, c'est une drogue", souffle-t-il dans un nuage de fumée.
Je vis doucement le matin et pas trop vite l'après-midi. J'ai mal, mais j'y vais quand même. Je kiffe la vie, je la bouffe par tous les bouts. Elle est tellement belle.
"La retraite, ça va pas être jojo"
A 57 ans, Frédéric Navarro rêve à nouveau de ses jeunes années à Lisbonne, où il a vécu pendant plus de cinq ans. Mais son suivi médical et ses ressources l'empêchent de quitter Paris. Sans travail, il vit avec 600 à 800 euros par mois depuis plus de vingt ans. Et pour continuer de percevoir l'AAH, il doit rester sur le territoire français. "On ne vit pas, on survit", tranche-t-il posément.
Avec l'aide d'Act Up-Paris, dans le courant des années 2000, Frédéric et Christian ont pu louer l'appartement où il vit encore aujourd'hui. Ce logement social ne lui coûte "que" 200 euros chaque mois, mais cela représente un quart de ses revenus. Avec les 600 euros qu'il lui reste, il paie les factures, la nourriture et les autres dépenses du quotidien. "Je fais la fin des marchés", confie-t-il, un sourire malicieux en coin.
J'ai coupé tous mes loisirs. Avec Christian, on allait au cinéma, au théâtre, à l'opéra... On était à fond !
Faute de ressources, le quinquagénaire, pourtant très sociable, reconnaît qu'il n'a "plus beaucoup d'activités". Il s'accorde parfois un ciné, reçoit ses amis "de temps en temps" et continue à faire "la teuf" quand il le peut. Il a réduit drastiquement les sorties au restaurant. L'avenir l'inquiète : "La retraite, ça ne va pas être jojo." N'ayant cotisé que de 1978 à 1994, Frédéric Navarro sait bien qu'il ne pourra toucher que le minimum vieillesse et qu'il doit se préparer à vivre les prochaines décennies sans l'espoir d'un meilleur niveau de vie.
Cela ne l'empêche pas de toujours militer chez Act Up, deux fois par semaine, et de temps à autre dans diverses associations. Mais le rythme contraste avec celui, effréné, qu'il a connu en étant président d'Act Up-Paris. A l'époque, "c'était du 24 heures sur 24, on pouvait m'appeler à n'importe quelle heure du jour et de la nuit", se souvient-il. Désormais, les journées sont plus longues, mais aussi plus reposantes. "Je m'occupe de Mystique, raconte-t-il en caressant son chat noir blotti près de lui sur son lit. Mais je m'emmerde !"
Le rêve de "rencontrer un fêlé"
Dans l'appartement désordonné, la solitude s'invite une fois le soleil couché. "J'ai des amis, mais quand je rentre ici, je suis seul, le soir en particulier, soupire Frédéric Navarro. Je traîne, je tourne comme une vieille toupie. Et je me demande quand il y en aura un autre ici."
Assis sur son lit, une nouvelle cigarette à la main, il confie son espoir de pouvoir, un jour, "rencontrer un fêlé pour faire un bout de chemin" ensemble. Depuis la disparition de l'homme de sa vie, la vie, justement, est "moins légère". Pourtant, Frédéric Navarro poursuit les rencontres, en quête d'un nouvel amour et d'une "vie partagée", la seule qui, selon lui, "vaut vraiment le coup d'être vécue". Mais à bientôt 60 ans, et en étant séropositif, cette quête est plus ardue.
Dans les bars, si vous avez 40 ans, vous êtes un vieux ! Et en étant séropo, ce n'est même pas la peine. Ce n'est pas simple d'annoncer que vous êtes porteur du virus. Il y a encore beaucoup de rejet.
Face à cette "vie personnelle déserte", Frédéric Navarro n'évoque pas, d'emblée, ses attaches familiales. Une vieille photo de sa mère et de ses deux sœurs est pourtant accrochée sur le mur du salon, entre deux autres clichés. "Je n'ai plus de famille pour moi", finit-il par lâcher. Il a perdu contact avec son père dans les années 1990, "parce qu['il] étai[t] pédé et fier de l'être".
Une décennie plus tard, ce sont ses relations avec "sa fratrie" – deux petits frères et deux grandes sœurs – qui se sont délitées. Tout est parti d'une altercation avec l'une d'elles, peu avant la mort de leur mère, en 2007. Fred vient de rentrer dans leur Gard natal et discute avec un homme "aux cheveux longs, et maquillé". "Quand je suis rentré chez ma sœur, elle m'a dit : 'Dehors, toi le pédé'."
J'ai appris la mort de mon père sur Facebook. Mes frères et sœurs m'ont écrit pour me dire que papa était mort, et que son incinération avait lieu le jour même.
Act Up, la "nouvelle famille"
En cette veille de Journée mondiale de lutte contre le sida, Frédéric Navarro retrouve d'autres bénévoles, jeunes et moins jeunes, dans les locaux d'Act Up-Paris, au pied du parc des Buttes-Chaumont. Les lieux sont étroits, les militants se bousculent. Cet après-midi-là, il faut organiser "le matériel" : autant de préservatifs, d'affiches, de brochures d'information et de pin's aux couleurs d'Act Up, qui serviront pour la manifestation et les événements des jours suivants. Le moment est décisif. Pour la première fois, des associations organisent une "Fight Aids Paris Week", deux jours entiers d'ateliers, d'expositions, de soirées et de commémorations autour des luttes contre le sida.
Assis discrètement derrière une table sur laquelle reposent préservatifs et cartons de brochures, Frédéric Navarro discute avec ceux qu'il appelle sa "nouvelle famille". "Je regarde les autres travailler, c'est le privilège de l'âge !", plaisante-t-il, le ton constamment rieur. Si Frédéric Navarro garde une joie de vivre qui semble inébranlable, c'est en partie grâce à eux, grâce à ce lieu où il a appris à vivre avec le virus. Act Up, "c'est un groupe dans lequel je me sens bien, où on se sent libre. Il y a souvent des prises de bec, mais on peut tout dire ici."
Lutter apporte à ce militant aguerri "une raison de continuer à vivre", poursuit-il. La vie, je ne la laisserai pas passer comme ça. Le militantisme est une canne, une béquille supplémentaire" pour s'y accrocher. A bientôt 60 ans, et après plus de trois décennies d'épidémie, le quinquagénaire poursuit aussi la lutte car, selon lui, tous les combats restent à mener. En France, près de 6 000 personnes découvrent leur séropositivité chaque année, et 25 000 l'ignorent encore. "Ho ! Le message de prévention n'est pas adapté !" s'énerve-t-il face à ces chiffres. Surtout, il rejette le discours ambiant autour du VIH, qui catégorise ce "virus mortel" comme une maladie presque chronique.
On ne vit pas bien avec le VIH. C'est un mensonge que l'on fait à la jeunesse. On en meurt encore.
Frédéric Navarro ne comprend toujours pas que "trente ans après, on ne soit toujours pas capable de trouver un vaccin". Mais son espoir est sans faille. En attendant, il imagine des maisons de retraite "hétéro-friendly" qui, autogérées, accueilleront des personnes gays, bisexuelles, transgenres et séropositives. "Pour continuer à faire la fête", lance-t-il, enjoué. Et pas question de baisser les bras. "J'ai promis à Christian que je vivrais plus longtemps que Jeanne Calment !"