: Reportage "Pourquoi vous êtes aussi méchants avec nous ?" : des Qatariens confient leur colère face aux critiques visant leur Coupe du monde
Comme d'habitude, Ahmed, Yousif, Tameem, Sultan, Abdulla et Hassan ont retiré leurs chaussures avant de prendre place dans leur fauteuil. C'est soir de match, et, comme depuis le début de la Coupe du monde, qui se déroule chez eux à Doha, ils sont habillés de leur tenue traditionnelle blanche, dans le majlis. Ils sont frères, cousins, amis, neveux, voisins. Devant eux, dans cette grande pièce à l'ambiance château de Versailles, des tables chargées de victuailles. L'endroit est réservé aux hommes et uniquement aux hommes, selon la règle locale. "Si les femmes veulent regarder le foot, elles peuvent mais pas avec nous. Elles doivent rester dans la maison", rappelle Sultan.
Au fond, sur l'écran plat, les "amis du Maroc" sont en train de battre le Canada, et donc de se qualifier pour les huitièmes de finale. Pour fêter ça, thé et raisin pour tout le monde. Le petit Ali se lève de sa banquette dorée : "Pour moi, le Qatar avait le niveau pour être champion du monde", assure le gamin de 13 ans. Les adultes pouffent. Surtout Ahmed, assis au milieu, la place des plus anciens, qui a un temps tapé la balle sur les terrains de l'émirat. "Tu es encore jeune, toi. Moi, je savais que ça n'allait pas être dingue, et ça ne l'a pas été."
"Certains n'écrivaient pas toujours des choses sympas sur nous"
Pour ce premier Mondial en terre arabo-musulmane, le Qatar a quand même réussi un exploit : se faire éliminer dès le premier tour, sans marquer le moindre point. Mais ce n'est pas seulement la piètre performance sportive qui vexe les 300 000 Qatariens de passeport. "J'ai lu dans les journaux d'ici que certains n'écrivaient pas toujours des choses sympas sur nous…" ose Ahmed, la quarantaine, en scrollant sur son téléphone. Conditions d'attribution de la compétition, décès d'ouvriers dans le cadre des travaux, impact environnemental de l'événement, imbroglio autour du respect des droits LGBT… C'est peu dire que la compétition est sous le feu des critiques.
Qu'est-ce qui l'a choqué, froissé, offusqué ? Ahmed n'en dira pas plus. Mais il n'est pas le seul Qatarien à avoir encore en travers de la gorge "les saloperies" entendues sur leur petit pays, comme l'a lâché un jeune ingénieur de 23 ans sur le parvis du stade, le soir de Qatar-Sénégal. "Mais pourquoi vous êtes aussi méchants avec nous ?" a-t-il attaqué cash. Il s'appelle Abdallah, il a grandi et étudié à Doha, et "vraiment", il ne comprend pas ce "Qatar bashing" qu'il a lu, vu et entendu. Il préfère distribuer les bons points : "stades impeccables", "sécurité impeccable", "ambiance impeccable". "Nous, on veut juste marquer l'histoire."
L'histoire est justement aussi derrière lui : le stade Al-Thumama, dans lequel il a passé 90 minutes, est notamment dans la ligne de mire des ONG. En cause : les conditions de travail infligées aux ouvriers ayant bâti l'infrastructure. Abdallah s'agace, répond tantôt en anglais, tantôt en arabe : "Mais de quels droits humains parle-t-on ?" L'estimation de 6 500 ouvriers morts depuis que le pays a obtenu le Mondial ? "Je n'ai pas les mêmes chiffres." "Je vous jure, tout est parfait au Qatar ! La preuve", s'égosille-t-il en attirant dans la conversation un garçon avec le bras. Bien obligé de bredouiller quelques mots, ce jeune Egyptien est arrivé dans la fournaise de Doha comme des centaines d'autres il y a plusieurs années, sans rien sauf l'espoir d'une vie meilleure.
"Tu n'es pas heureux ici, toi ?
– Si, si, le Qatar est un super pays. Tout est super, tant que tu respectes les règles."
Un sentiment de vexation
Deux semaines avant le début de la compétition, le ministre qatarien des Affaires étrangères dénonçait déjà "l'hypocrisie" d'attaques "colportées par un tout petit nombre de personnes, dans dix pays tout au plus, qui ne sont pas du tout représentatifs du reste de la planète". "C'est franchement malheureux", s'agaçait alors Mohammed Ben Abderrahmane Al-Thani dans une interview au Monde (article réservé aux abonnés).
De la communication ? Pas tout à fait, promet Raphaël Le Magoariec, expert en géopolitique du sport dans le Golfe, et qui a vécu plusieurs années au Qatar. "Ce sentiment de vexation est assez général au sein de la société qatarienne. Ce n'est pas une stratégie d'évitement, je pense que c'est un ressenti sincère", décrypte pour franceinfo le chercheur à l'université de Tours.
"Il y a surtout une impression d'un deux poids deux mesures et que, quoi qu'ils fassent, cela ne sera jamais assez bien pour les Occidentaux."
Raphaël Le Magoariecà franceinfo
"Vu du Qatar, je dirais qu'il y a cette impression d'offrir une Coupe du monde au reste du monde et que cette générosité est piétinée par les Occidentaux, ce qui, aux yeux des Qatariens, apparaît comme un affront."
D'ailleurs, difficile de parler d'autre chose que du football. Le soir de Belgique-Maroc, un Qatarien d'une cinquantaine d'années a prétexté que ses enfants l'attendaient pour éviter une question sur les travailleurs migrants. Avant Brésil-Suisse, un monsieur a saisi notre accréditation de journaliste et a tourné les talons quand il a vu écrit "France". Le ton est monté parfois : le soir de France-Tunisie, un Qatarien a mis la main sur notre téléphone pour couper lui-même l'enregistreur.
Abdallah est une exception : il restera près d'une demi-heure à défendre son pays. A peine sait-il que son pays pointe cette année à la 119e place du classement de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières. Le geste des Allemands qui se bâillonnent le visage pour protester contre l'interdiction du brassard "One Love" ? "C'était nul, nul, nul. C'est un manque de respect. Ils sont venus ici pour jouer au football, et juste ça."
Même les plus jeunes tiennent ce discours. "Si tu avais sur toi un drapeau arc-en-ciel, je me serais cassé", mouche Turki, 16 ans, maillot des Bleus floqué "Zidane" sur le dos. "C'est comme ça, c'est haram, c'est interdit. Chez vous si vous voulez, mais pas chez nous."
"Quand tu viens ici, Coupe du monde de foot ou pas, tu respectes l'islam, il faut nous respecter."
Turkià franceinfo
Et si l'équipe de France, celle qu'il "admire depuis tout petit", celle avec qui il a découvert le foot, s'exprimait sur ces sujets que tant de Qatariens veulent voir au vestiaire ? Et si Olivier Giroud, son "préféré", débordait sur ce terrain-là ? Cas de conscience, long silence : "J'espère juste qu'il ne le fera pas, ça me décevrait énormément. Mais regardez, votre gardien Hugo Lloris a dit qu'il ne porterait pas le brassard par respect pour nous. C'est ça, la bonne attitude."
"On est amis normalement"
Mohammed, physique de basketteur, a d'ailleurs eu "un choc" en voyant sur internet les images de l'activiste qui a traversé la pelouse de Portugal-Uruguay avec un drapeau arc-en-ciel. "Quand je vais chez vous, je respecte votre droit. Ici, c'est pareil", voudrait faire comprendre le père de famille. Ce professeur, parfaitement bilingue, a vécu quelques mois en Angleterre pendant lesquels il en a profité pour voir Paris, "somptueux", et la Normandie, "région sublime". Mais "vous les Français, comme les Anglais, vous nous avez déçus. Oh oui, je vous en veux. Vous avez touché notre fierté, notre amour-propre. Et on est beaucoup à le penser. On est amis normalement."
Une source française, basée à Doha, a constaté que certains Qataris ont, en effet, pu être déçus de la description qui a été faite d'eux ces derniers mois. Néanmoins, il n'y a pas de rancœur particulière à l'égard de la France, veut-on tempérer.
Maintenant que leur équipe est éliminée, quelle sélection vont-ils encourager jusqu'à la finale ? Abdallah avait pensé à l'Arabie saoudite, "le voisin qui nous ressemble le plus", mais elle aussi est rentrée à la maison. Mohammed ne sait pas encore, enfin si, ce ne sera "ni l'Angleterre, ni la France, vu que vous nous avez salis".
Une rancœur pas forcément partagée par tous. Ahmed, Yousif, Tameem, Sultan, Abdulla et Hassan, eux, ont déjà proposé de rouvrir les portes de leur majlis à franceinfo le jour de la finale. Il suffira pour les hommes, et uniquement les hommes, d'écrire dans le groupe WhatsApp pour venir. Ils pourraient presque entendre les buts en vrai, par la fenêtre : le stade de Lusail est situé à un petit rien à vol d'oiseau.
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