Grand entretien "J'ai eu le sentiment qu'après Picasso, on ne pouvait plus peindre" : Ernest Pignon-Ernest, pionnier du street-art, se raconte

À Naples, Paris, Anvers ou Port-au-Prince, ses dessins sont des icônes au coin des rues. Rencontre et confidences à l'occasion de la sortie du livre que lui consacre Pascal Bonafoux.
Article rédigé par Christophe Airaud
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 12min
Ernest Pignon-Ernest dans son atelier la Ruche, le 25 octobre 2024, à Paris. (CHRISTOPHE AIRAUD)

Il nous a donné rendez-vous à la Ruche, son atelier depuis 1973. La Ruche, ce havre de paix et de création en plein 15e arrondissement. À l'occasion de la sortie du livre de Pascal Bonafoux, historien d'art, Le Dessin, la mémoire, la poésie aux éditions Actes Sud sur soixante ans de création d'Ernest Pignon-Ernest, l'artiste revient sur son art. Art unique, reconnaissable entre tous sur les murs de Naples, Paris, Anvers ou Port-au-Prince. Ses dessins sérigraphiés sur papier journal et collés à même les parois sont devenus des icônes. Jamais ils ne sont décollés ou détériorés. Preuve que cet éphémère est sacré.

Son Rimbaud collé à Paris et Charleville en 1978 est son œuvre la plus célèbre, mais avec ce livre, nous redécouvrons aussi et surtout son amour pour la peinture italienne du XVe au XVIIe siècle. Caravage en tête.

Franceinfo Culture : Il a beaucoup été écrit sur vos œuvres et votre travail. Qu'apporte le livre de Pascal Bonafoux et que vous a-t-il fait découvrir sur votre démarche ?
Ernest Pignon-Ernest : C'est vrai, il y a beaucoup d'ouvrages sur mon travail, mais personne n'avait autant senti cet intérêt pour la peinture. Et le rôle qu'elle joue et le rôle que je lui fais jouer, que même moi, je n'avais pas mesuré. Pascal Bonafoux me fait découvrir comment cela résonne à travers le temps, cette quête pour donner des profondeurs à cette peinture. Et il a trouvé cette citation formidable de Van Gogh qui dit : "Je ne fais pas des citations, je fais des traductions." C'est l'idée que je redonne une vie à ces détails.

Votre projet est donc bien de redonner vie à des détails des œuvres des grands peintres que vous apposez sur les murs ?
Je veux que les images soient plutôt de la connaissance que de l'illusion. Et donc à la fois, je sais qu'il y a un effet réaliste et en même temps, je dis attention, c'est une image. Je vous montre une image, ça n'est qu'une image. Comme disait Godard, ce n'est pas une image juste, c'est juste une image. Et donc, quand je réalise mon dessin, je suis traversé par cette contradiction, assez d'effets réalistes, assez d'effets de distance. L'effet réaliste, c'est un peu schématique, c'est la grandeur. La distance, c'est le noir et blanc, la feuille de papier blanc, vous voyez ? J'affirme la convention du dessin. Ça m'oblige à une rigueur. Moi, j'aimerais que mes images, quand on les voit dans la rue, c'est comme si c'étaient des empreintes. Dans l'idée d'une empreinte, c'est comme un pas dans le sable, c'est-à-dire que cela affirme une présence et une absence en même temps.

Cette peinture passe par Naples et ses peintres. Comment expliquez-vous cette fascination pour cette ville ?
Ma première passion, c'était le Greco. Mon premier voyage à 18 ans, c'est à Tolède. Après, c'est la Toscane, j'éprouve de l'admiration, de la passion pour la Toscane, pour cette culture. Puis, c'est Naples, c'est la rencontre avec la ville, sa réalité physique, historique et symbolique. C'est cette ville qui m'a amené vers l'œuvre de Caravage. De toute façon, c'est comme une évidence. À Naples, on sent très très fort cette idée de la mort. C'est à cause du Vésuve, des effets de la mémoire sur cette ville. C'est peut-être la ville la plus ensoleillée d'Europe et en même temps, il y a en permanence cette confrontation entre la lumière, l'ombre et les ténèbres.

C'est aussi une ville qui a beaucoup souffert ?
Cette ville est incroyable. Au XVIIe siècle, il y a le tremblement de terre, il y a la peste, il y a les Espagnols qui les écrasent d'impôts, et c'est à ce moment-là que Pergolèse, Carlo Gesualdo, Salvator Rosa, la musique, l'architecture, la peinture se développent. C'est le siècle où la culture est la plus extraordinaire.

Photographie du "collage" d'Ernest Pignon-Ernest, d'après Micco Spadaro (1990, Naples). (ERNEST PIGNON-ERNEST)

Pour décider les emplacements de vos œuvres, vous devez connaître les moindres recoins de la ville...
J'ai dû coller entre 200 et 300 images dans Naples. Dans ma bibliothèque, j'ai 94 livres sur la ville, j'ai tout lu de Virgile à Erri de Luca, je crois que j'ai tout lu sur Naples. Donc, j'ai une connaissance approfondie des lieux. Et mes images, après avoir beaucoup marché dans les rues, je vais les coller dans les lieux où elles renaissent, je viens glisser une présence à cet endroit. C'est-à-dire que je sais l'émotion que va provoquer la rencontre avec mes images. Elles sont inséparables de l'histoire des lieux, elles ont une relation dialectique, elles se réinscrivent dans le temps.

Photographie du "collage" sur la façade de la maison de Rubens, à Anvers, en 1982. (ERNEST PIGNON-ERNEST)

Et Caravage serait pour vous le plus napolitain des peintres ?
Peu à peu, s'est imposée la peinture de Caravage où il y a à la fois une grande sensualité, une présence du corps et en même temps, cette sensualité qui dit quelque chose de sacré.

"Caravage pour Caravage ne m'intéresse pas, il ne compte que par et pour Naples."

Ernest Pignon-Ernest

dans "Le Dessin, la mémoire, la poésie"

Cela explique aussi votre goût pour les corps suppliciés ?
Je suis un grand admirateur de Picasso qui sait faire des femmes qui dansent, qui courent sur la plage. Moi, je ne sais pas faire.

Vous revenez souvent à Picasso...
Le constat que dresse Pascal Bonafoux, en effet, c'est que moi, j'ai renoncé à peindre, j'ai eu le sentiment que je ne pouvais pas. Picasso m'a complètement fracassé. C'est vrai que 90% des choses que je vois aujourd'hui en peinture, Picasso en a déjà fait le tour, vraiment. Voilà. Donc, j'ai le sentiment qu'après Picasso, on ne pouvait plus peindre.

Revenons à ces corps suppliciés et à ces citations d'œuvres représentant le Christ, la Vierge, Marie-Madeleine, des références chrétiennes pour vous, un athée.
Moi, je suis athée, mais en même temps, je suis héritier, en étant peintre de la culture catholique. En étant peintre, je me réjouis tout le temps d'être né dans la sphère catholique où le dogme de l'incarnation, c'est un cadeau pour les peintres. J'ai été enfant de chœur. Et dans mon village de l'arrière-pays de Nice, il y a une Pietà du XVe siècle qui m'a marquée pour la vie. Je crois à cette idée du corps, de la violence faite aux hommes. Vous savez, ma référence la plus forte, celle dont je me sens le plus proche, c'est Pasolini. Les problèmes dans Mamma Roma ou dans Accattone, ce sont des problèmes de petits voyous, de travail, de logement, d'emploi. Mais voilà, quand il parle d'un petit voyou de Rome, ça devient une quête épique.

En 2015, Ernest Pignon-Ernest immortalise Pasolini en référence à une Pietà de Michel-Ange. (GUY CHRISTIAN / HEMIS.FR / AFP)

Comment expliquez-vous que vos sérigraphies sur un papier journal et collées à même les parois ne sont jamais vandalisées ?
Quand j'ai collé Rimbaud, je me suis rendu compte que si les rimbaldiens avaient aimé mon image, c'est parce qu'elle n'est pas figée, comme lui ne l'était pas. C'est René Char qui a dit de Rimbaud : "Tu es passé fulgurant." Il a écrit pendant trois ans et il arrête. Vous voyez, faire une image de Rimbaud en marbre comme dans un cimetière, ce n'est pas possible, et ce qu'il y avait de plus rimbaldien dans ma proposition, c'était que ça allait disparaître. Et cette disparition, elle fait partie de ma palette. Elle fait partie de la mort annoncée. Elle compte beaucoup.

Pour revenir à Naples, tout le monde a respecté votre travail.
Je veux que les gens ressentent cette contradiction : en même temps, ils découvrent mes dessins et on sent que c'est du papier le plus ordinaire qui soit, ce sont des chutes de journaux, le papier journal ordinaire très fin. Mais ce que je propose a l'air travaillé comme la grande peinture. Je travaille beaucoup. Je crois que cela contribue à l'émotion, au potentiel suggestif autant que ce qui est dans l'image.

Le "Arthur Rimbaud" d'Ernest Pignon-Ernest, au musée de Charleville-Mézières. (DANIEL THIERRY / PHOTONONSTOP)

Mais vous, cela ne vous attriste pas de voir l'œuvre disparaître ?
Non, c'est comme les fleurs. Vous savez, si les fleurs nous émeuvent, c'est parce qu'elles vont disparaître. C'est un peu du même ordre. C'est cette idée que ça ne peut pas rester. C'est probablement lié à notre époque, à notre temps, à notre histoire. On n'est pas à la Renaissance, on est dans une période où on ne va pas faire des œuvres éternelles, cela n'aurait pas de valeur. Enfin, je pense, on est dans une période de doute, de doute total. Moi, mon travail, c'est le doute permanent.

"Avec le nucléaire, c'est un changement dans l'histoire de la société."

Ernest Pignon-Ernest

à franceinfo Culture

Quand vous parlez de la Renaissance, est-ce que ça signifie que Hiroshima, le nucléaire, font que ce siècle et le précédent sont ceux de l'éphémère ?
Ce n'est probablement pas par un hasard si cette façon d'intervenir sur les lieux, je l'ai déterminé par rapport à Hiroshima. Je suis de la génération qui constate qu'il y a un tournant dans l'histoire de l'humanité avec Hiroshima. En 1965, à défaut de Toscane, je suis allé vers le Vaucluse et, à 30 km de là où je viens de m'installer, vient de s'implanter la force de frappe atomique, le plateau d'Albion, vous voyez ? On disait 1 000 fois Hiroshima, la puissance est terrible. Alors me vient l'idée de travailler sur ce thème, la violence faite à ce territoire, en venant enkyster dans cette terre, cette puissance de mort énorme.

Mais dans la peinture, c'est Guernica de Picasso, ce thème. Je veux dire, c'est Guernica ou rien. En faire un tableau était impossible à moins d'être Picasso. C'est ainsi que pour la première fois, je fais une intervention. Je ne savais pas que ça serait ma pratique. J'ai fait des pochoirs. Je suis parti d'une photo très connue. On dit qu'elle a été prise à Hiroshima, d'un homme qui a été annihilé par l'éclat nucléaire dont il reste que l'ombre portée. Et à partir de cette ombre portée, j'ai fait un pochoir que j'ai imprimé sur les routes, il apparaît comme un fantôme, comme une alerte. Voilà, c'est la première fois que je venais comme stigmatiser le paysage. Par une image humaine.

Couverture de l'ouvrage "Le Dessin, la mémoire, la poésie Ernest Pignon-Ernest" de Pascal Bonafoux (éditions Actes Sud). (ACTES SUD)

Extrait : "Par les sérigraphies ou dessins qu'il colle sur les murs des villes, Ernest Pignon-Ernest met en évidence ce qui s'y voit comme ce qui ne s'y voit plus. Pour provoquer la pensée et la mémoire, il cite El Greco comme Le Caravage, Luca Giordano comme Rubens ou Ingres. Ces citations sont des détails de leurs oeuvres qu'il récupère ou 'corrige', qu'il 'traduit' pour que, sur telle ou telle façade, ils trouvent la place qui devait être la leur. Les dessins d'Ernest Pignon-Ernest ouvrent des parenthèses dans les murs pour que s'éveille la conscience."

"Ernest Pignon-Ernest. Le Dessin, la mémoire, la poésie" de Pascal Bonafoux, Éditions Actes Sud, 256 pages, 36 euros.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.