"Lacan, l'exposition, quand l'art rencontre la psychanalyse" au Centre Pompidou-Metz : du plaisir, des mots d'esprit et des chefs-d'œuvre
Il n'est pas nécessaire d'avoir tout compris aux thèses et aux mots d'esprit de Jacques Lacan (mais qui donc aurait tout compris à Lacan ?), pour jubiler en parcourant l'exposition Lacan, l'exposition, quand l'art rencontre la psychanalyse, proposée par le Centre Pompidou-Metz, jusqu'au 27 mai. Très tôt dans sa carrière universitaire, Jacques Lacan a fait référence aux artistes. Il les côtoyait, il les collectionnait, et son regard aiguisé sur les œuvres est reconnu de tous.
Il l'avait écrit dès 1965 : "l'artiste toujours précède le psychanalyste et lui fraie la voie". C'est le propos de cette exposition, décrypter, comprendre, parfois illustrer la pensée de Lacan au travers les tableaux de "maître", les trompe-l’œil, les créations surréalistes et les jeux de l'esprit. Du "stade du miroir" au "Nom-du-père", les concepts sont illustrés et éclairés à travers ces 300 œuvres exposées.
Avec Foucault, Barthes, Deleuze et d'autres, Jacques Lacan est l'une des plus importantes figures intellectuelles françaises. Gérard Wajcman lui-même psychanalyste et co-commissaire de l'exposition, aime à rappeler avec humour l'importance de son œuvre, ces mots de Lacan : "La psychanalyse est un remède contre l'ignorance, elle est sans effet sur la connerie." Et Gérard Wajcman de rajouter "que dans le grand désordre de nos sociétés, Lacan (40 ans après sa disparition) permet de garder un certain cap".
Qui était Jacques Lacan ?
Revenons dans les années 1970. La scène intellectuelle française est l'une des plus bouillonnantes du monde. La France sort de 68 et les cercles des idées innovent et inventent. Les Foucault, Barthes, Derrida, Deleuze, Althusser ou Bourdieu dominent la pensée philosophique et politique. Qu'ils réfléchissent ou se trompent, qu'ils prennent position et pétitionnent, qu'ils recherchent ou élaborent des concepts géniaux ou fumeux, les intellectuels font partie de la scène française.
L'un d'eux, Jacques Lacan, est entouré de respect et de mystère. Psychanalyste, il invente une théorie qui "dépasse" Freud, le père de la psychanalyse. Le lacanisme est autant rejeté qu'admiré, adulé que critiqué. Il devient même peu à peu une icône de la culture pop tant son personnage dépasse ses concepts, parfois peu compris. Ce dandy un brin étrange, au cigare tordu comme sa pensée, à la locution théâtrale (que le visiteur découvre dès l'entrée en scène de l'exposition dans un extrait de Télévision), est un formidable orateur, si proche de la comédie. Il est ce maître des "Séminaires" dans un amphi enfumé, en pull à col roulé, devant un auditoire captivé voir hypnotisé dans les années 1970.
Pour Gérard Wajcman, qui a eu Lacan comme directeur de thèse, cet intellectuel est un des esprits les plus incandescents du XXe siècle. Mais le personnage risque de dépasser l'intellectuel et peut détourner de sa pensée. "Il l'a payé ce personnage, il a été caricaturé, (...) ces séminaires, ces salons avec des femmes en manteaux de fourrures. On l’a traité de gourou, et reproché son rapport à l'argent. On lui a tout reproché alors qu’il en imposait, il ne jouait pas les stars". Cette exposition doit aussi servir à le réhabiliter comme grand intellectuel. Wajcman ajoute dans le catalogue édité aux éditions Gallimard : "Lacan n'était pas un visionnaire, mais un homme qui aidait à voir." Donc parcourons les salles du Pompidou-Metz pour voir cette exposition.
Jacques Lacan, amateur d'art éclairé
"De l'art, nous avons à prendre de la graine", Bernard Marcadé rappelle ces mots de Lacan pour introduire l’exposition. L’intellectuel côtoyait les artistes, peintres ou hommes et femmes de lettres. Il admirait Duras et Joyce. Dans de nombreux textes, il évoque et analyse des tableaux. Ainsi, de salle en salle, les 300 œuvres choisies dévoilent ce Lacan. Le visiteur découvre un Caravage, une esquisse de Ménines de Vélasquez, des Duchamp, à côté d'œuvres de Louise Bourgeois, Sophie Calle, Magritte et Dali.
La première icône de la peinture présentée et prêtée par le musée d'Orsay qui raconte Jacques Lacan, c'est L'Origine du monde de Gustave Courbet. Une vulve. Le tableau scandale. Une huile d'à peine 46 sur 55 cm. Pour celui qui a théorisé le concept de "la femme n'existe pas", pour débarrasser le genre féminin de son essence, c'est un comble empli d'humour. En 1955, aux enchères, pour 1 500 000 francs (336 199 euros), le psychanalyste acquiert L’Origine du monde. Depuis sa création en 1866, ce tableau est le symbole de la pornographie. Déjà son premier propriétaire, Khalil-Bey le place derrière un rideau vert dans son cabinet de toilette. Lacan, lui, le recouvre d'un panneau coulissant, un dessin d'André Masson où l'on reconnaît les traits du sexe féminin, mais bien plus sagement esquissé. Le Masson est aussi présenté à Metz au côté du Courbet.
Il l'accroche à Guitrancourt dans sa maison de campagne, dans la loggia. Caché. Non. Car c'est ici que se dévoile la pensée de Lacan. Au journal Le Monde, Marie-Laure Bernadac explique : "Lacan estimait que ce qu’on cache, c’est ce qu’on voit le mieux". "La monstration du Courbet était un rituel du déjeuner du dimanche, qui ne pouvait que laisser des traces dans l’esprit de ceux qui avaient eu cet honneur", raconte Bernard Marcadé, co-commissaire de l'exposition.
Face à "Narcisse", Lacan prend la pose
Autre œuvre remarquable que Lacan a observé méticuleusement, le Narcisse du Caravage qui a fait le voyage de Rome à Metz. La petite histoire nous est racontée par Bernard Marcadé. "Lacan dans les années 1970, rend visite à son ami Balthus qui dirige la Villa Médicis de Rome. Il part au Palazzo Barberini pour découvrir le Narcisse du Caravage. Il se raconte que les gardiens sont inquiets devant le comportement étrange d'un visiteur accroupi devant le tableau, il s'agit bien sûr de Lacan, tentant de prendre la position du jeune homme accroupi devant l'eau. (...) Cela explique bien le rapport physique que Lacan entretenait avec les toiles". C'est peut-être à ce moment-là que la théorie du stade du miroir est née. Qui sait ?
Gérard Wajcman rajoute que dans tous les Séminaires (retranscriptions de l'enseignement oral), Lacan parle d'art avec l'idée que l'œuvre apporte une contribution, une matière à réfléchir. C'est le sens de son mot : "l'artiste précède le psychanalyste". Quand il parle de la jouissance des femmes par exemple, il va regarder la Sainte Thérèse du Bernin. Wajcman qualifie Lacan de grand regardeur. L'enseignement de Lacan peut aussi se lire comme une leçon d'histoire de l'art.
"À Lacan ses lacunes"
L'exposition recèle de réjouissantes associations libres entre Lacan et les artistes. Dali, Picasso, Duchamp, Masson, il les a côtoyés. Avec Duchamp, il partage le sens de la formule et des jeux de mots. Dali influence le jeune psychiatre sur la paranoïa et Lacan fut le médecin de Picasso dont il aimait la formule "je ne cherche pas, je trouve". Mais dans l'exposition, ce sont les œuvres de la jeune génération qui rendent grâce et amusent.
Misstic reprend le bon mot d'esprit de À Lacan ses lacunes, Othoniel intitule Nœud de Lacan un de ces gigantesques colliers de perles de verre noir. Dans un entretien avec Deborah Gutermann-Jacquet dans la revue La cause du désir, il déclare : "j’ai lu tous les Séminaires en un été, et je me suis beaucoup amusé. Je les ai lus comme de la poésie, et je trouvais cela tellement génial… Je ne comprenais pas forcément tout, mais…"
Bernard Marcadé à Franceinfo Culture insiste sur les raisons de l'influence de Lacan sur les créateurs : "Je pense que c'est l'esprit de liberté. Il a ouvert plus de portes qu'il n'en a fermées. C’est un impertinent, un empêcheur de penser en rond. C'est cette liberté de ton qui a un écho chez les jeunes artistes. C’est cette résonance que l'on retrouve chez Jean-Michel Othoniel, Éric Duyckaerts, Pierre Huyghe ou Latifa Echakhch."
Dernière preuve de la modernité de Lacan aujourd’hui comme à l'époque, il est discuté. Soit décrié par les mouvements féministes qui y voient une attaque de la femme à caractère machiste, sa fameuse "la femme n'existe pas". Soit étudié par les mouvements queer pour sa recherche sur le masculin/féminin. Cette exposition au Pompidou-Metz est un labyrinthe où il est réjouissant de se perdre et la preuve que Jacques Lacan est bien vivant et ne doit pas rejoindre les rayons poussiéreux de la pensée des années 1970.
"Lacan, l'exposition, quand l'art rencontre la psychanalyse" au Centre Pompidou-Metz. Du 31 décembre 2023 au 27 mai 2024. Tarif plein : 14 euros ; Voir les taris avec réduction. Commissariat : Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, historiens de l'art, associés à Gérard Wajcman et Paz Corona, psychanalystes.
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