Sophie Calle revient au musée d'Orsay avec les fantômes du Grand Hôtel d'Orsay croisés il y a 40 ans
Le musée d'Orsay nous invite à une plongée réjouissante dans le Grand hôtel d'Orsay abandonné, où Sophie Calle a séjourné en 1978-1979, rencontrant quelques fantômes (jusqu'au 12 juin 2022).
Tout le monde l'ignorait. Sophie Calle a passé des mois dans l'hôtel, alors désert, qui jouxtait la gare d'Orsay, avant que les lieux deviennent un musée. Elle a exhumé pour nous les objets et les documents qu'elle y a recueilli et en a fait une œuvre savoureuse, exposée au musée d'Orsay, qui ressuscite les fantômes qu'elle y a croisés.
Le Grand hôtel d'Orsay, construit pour l'exposition universelle de 1900, était collé à l'ancienne gare d'Orsay. En 1978, il est vide et abandonné, avant les travaux qui vont donner naissance au musée d'Orsay.
Sophie Calle a 25 ans, elle n'est pas encore une artiste, ou plutôt une artiste en gestation. De retour à Paris après de longs voyages, elle se cherche. C'est l'époque des Filatures, elle suit des inconnus dans la rue, les photographiant et notant leurs déplacements. Un jour, au cours de ses pérégrinations, elle pousse une porte et se retrouve dans le Grand Hôtel de la gare d'Orsay désaffecté. Pendant plusieurs mois, elle va y passer ses journées à travailler, danser dans la salle de balle, errer dans les couloirs déserts, faire des photos, recueillir des objets abandonnés, et des papiers, factures et fiches. La chambre 501 est son quartier général. Elle n'y dort pas, la nuit c'est trop inquiétant.
Pendant quarante ans, elle n'a rien fait de cette expérience et du butin amassé, qui dormait dans des caisses et des valises.
Personne ne savait
L'exposition est née d'une rencontre avec Donatien Grau, conseiller de la présidence des musées d'Orsay et de l'Orangerie au cours de laquelle elle lui raconte cette histoire. "Personne ne savait que Sophie Calle avait vécu et travaillé ici, pas même les équipes historiques du musée", raconte Donatien Grau, qui l'a invitée à en faire quelque chose. De là est née l'exposition de cette "œuvre d'art totale" qu'elle a imaginée pour le musée.
"On est à un moment clé de ce qui va devenir Sophie Calle, le moment où en quelques mois elle va réaliser la Suite vénitienne, les Dormeurs, les Filatures, clés de son œuvre jusqu'à aujourd'hui", souligne-t-il.
En se replongeant dans le matériau collecté, elle se demande comment faire, et elle a l'idée de collaborer avec un archéologue, en l'occurrence Jean-Paul Demoule.
Le commentaire d'un archéologue dans mille ans
Le voyage dans le passé, tiré du réel mais stimulant largement l'imaginaire de chacun, commence avec des dizaines de fiches de clients, dont le nom commence par la lettre D, affichées côte à côte. Grâce à internet, l'archéologue a pu reconstituer les biographies de certaines personnes qui ont séjourné à l'hôtel, comme Laure Muller, membre d'une organisation qui s'occupait de sauver des enfants juifs sous l'Occupation, ou Marcel Déat, figure de la collaboration.
Sophie Calle a photographié les couloirs et les chambres déserts, plus ou moins délabrés. Pour chaque objet ou document exposé, Jean-Paul Demoule a écrit deux commentaires archéologiques. "En noir, un commentaire plus que sérieux, et en bleu j'ai imaginé ce que pourrait dire dans mille ans un archéologue pas très bon, essayant de comprendre que quoi il s'agit", explique-t-il. Le second est très souvent hilarant.
Les chiffres de la consommation de gaz deviennent ainsi de mystérieux messages cryptés. Les plaques rouges émaillés portant le numéro des chambres, que Sophie Calle a décrochées, deviennent des pièces d'un jeu de hasard, deux banals fauteuils sur une photo des trônes. Et il imagine que les dégradations sont l'œuvre d'une "créature monstrueuse serpentiforme".
Un mystérieux Oddo
Les messages à un mystérieux Oddo sont "une des clés de l'exposition" pour Donatien Grau. Oddo, dont on ignore tout, était semble-t-il l'homme à tout faire de l'hôtel, à qui on demandait, sur de petits bouts de papier, souvent à l'encre rouge, d'aller réparer un robinet, une chasse d'eau ou une fenêtre. Ces messages "sont un peu les SMS de l'époque", pour Jean-Paul Demoule. "Sophie Calle se fascine pour cet Oddo et essaie d'imaginer sa biographie, il sera son fantôme d'Orsay", raconte Donatien Grau.
Sophie Calle expose une série d'objets, sortes de ready-made qu'elle met en scène, des clés, des ciseaux, une fourchette, un appareil à mesurer la pression de l'eau, une poignée de porte... Des pièces de métal qui servaient à protéger les interrupteurs deviennent dans mille ans, sous la plume de l'archéologue, des instruments de percussion.
Et puis l'artiste est revenue sur les lieux, a renoué avec le musée d'Orsay et y a traqué d'autres fantômes. On l'a invitée à se promener dans les collections, c'était au moment du confinement, tout était désert et dans l'obscurité. Elle a photographié dans le noir une série d'œuvres iconiques du musée. Les Coquelicots de Monet, La Nuit étoilée de Van Gogh, Les Raboteurs de parquet de Caillebotte, La Petite danseuse de Degas sont devenus des fantômes endormis.
Où est passée la chambre 501 ?
Dans une toile du peintre suisse Cuno Amiet, Grand hiver, Sophie Calle découvre de nouveaux fantômes, ceux de deux skieurs que le peintre a fait disparaître mais dont on trouve la trace "au dos", "comme un signe d'Oddo". Et puis l'ultime fantôme, c'est la chambre 501 où elle a séjourné, qui a disparu d'un plan de l'hôtel trouvé dans les archives du musée. Aurait-elle rêvé cette chambre 501 ? C'est sûrement une erreur, un certain Marius David y a bien dormi, nous disent les fiches des clients. Et Sophie Calle a bien recueilli la plaque de la chambre.
Pour Donation Grau, cette exposition, "c'est Sophie Calle avant Sophie Calle, c'est la genèse d'une méthodologie : vous avez l'appropriation, le ready-made, la collaboration, l'enquête, les photos, et les récits."
Sophie Calle, les fantômes d'Orsay
Musée d'Orsay
Esplanade Valéry Giscard d'Estaing, 75007 Paris
Tous les jours sauf lundi, 9h30-18h, le jeudi jusqu'à 21h45
Tarifs : 16 € / 13 €
Du 15 mars au 12 juin 2022
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.