Au Quai Branly, le grand barnum du "sauvage"
Le temps de l'exposition "Exhibitions, l’invention du sauvage", les zoos humains reprennent vie. Affiches, cartes, maquettes... de ces représentations retracent le parcours d'un mythe qui a fortement agi sur les mentalités.
Le temps d’une exposition, "Exhibitions, l’invention du sauvage", jusqu’au 3 juin 2012, le musée parisien du Quai Branly ressuscite les zoos humains. Du début du XIXe siècle au début du XXe, des hommes, des femmes et des enfants d’Afrique, d’Asie ou encore des Indiens d’Amérique ont été exhibés dans des enclos devant un public friand d’exotisme bon marché.
Incroyable ? Consternant ? Peut-être. Mais si ces "exhibitions" nous choquent aujourd’hui, elles ont attiré à l'époque près d’1,4 milliard de visiteurs en Europe, mais aussi aux Etats-Unis et au Japon. L’estimation vient de Pascal Blanchard, l’un des trois commissaires de l’exposition, avec Nanette Jacomijn Snoep et Lilian Thuram. L’ancien footballeur, engagé dans la lutte contre le racisme, espère, grâce à son nom et son sens de la pédagogie, sensibiliser le grand public. Car ce que révèle l’exposition du Quai Branly, c’est que ces spectacles ont massivement agi sur les mentalités. Ils ont aidé à créer la notion de "race", et de race inférieure, en fabriquant le mythe du "sauvage".
Que reste-t-il aujourd’hui de ces exhibitions ? Des cartes postales, des affiches, des éventails, des maquettes… En tout, le Quai Branly a rassemblé un très gros échantillon de ces documents, plus de 600 œuvres, pour décrire l’ampleur du phénomène et sa popularité. Il faut les décrypter pour comprendre comment le "sauvage" était présenté à l’époque.
De l’invité d’exception à l’animal de foire
La présentation de "spécimens" vivants commence au XVe siècle. De retour de leurs explorations, les grands navigateurs (Christophe Colomb, Hernan Cortés) ramènent déjà avec eux des individus "exotiques", voire des troupes entières de danseurs, acrobates, musiciens… Le spectacle est alors réservé à l’élite.
Au début du XIXe, comme le résume sans ménagement Pascal Blanchard, "on passe des cours royales aux foires et aux cabarets". Originaire de l’actuelle Afrique du Sud, Saartjie Baartman, la "Vénus hottentote", aux fesses hypertrophiées, sera l’une des premières à être ainsi donnée en spectacle à Londres, puis à Paris. Elle tombera ensuite dans la prostitution.
Un étrange objet de désir
L’étrangeté, la bizarrerie que représentent ces "sauvages" est exacerbée dans des freaks shows, ces expositions d'êtres humains aux particularités physiques étonnantes. Ils y sont montrés aux côtés de la femme à barbe ou de l’homme-chien. Ce qu'on vient voir, ce sont des peaux de couleur différente, et des corps nus ! "Il est interdit à l’époque de montrer des femmes aux poitrines dénudées sur les affiches. Mais celles-ci n’étaient pas tout à fait des femmes puisqu’elles étaient noires", ironise Pascal Blanchard. On exhibe également, comble de l’anormalité, des Noires albinos… Remarquez ci-dessous le jeu ambigu de l’affiche : on annonce sur la scène de l’Olympia "les trois Grâces", des divinités représentées nues depuis l'Antiquité en peinture et en sculpture. La promesse, donc, d’un spectacle affriolant, que ne contredit pas leur décolleté plongeant. Petit rappel : à l’époque, la plupart des bordels européens misaient sur l’exotisme et se devaient de posséder une "chambre orientale".
Mi-homme, mi-bête
C’est aussi l’animalité supposée des "sauvages" qui est mise en avant. "Pour comprendre, note Pascal Blanchard, il faut se replacer dans le contexte scientifique de l’époque. On sait que l’homme descend du singe, mais on cherche encore le 'chaînon manquant' entre l’homme et l’animal." Les sauvages deviennent ainsi l’étape intermédiaire miraculeuse...
Un miracle qu’il faut tout de même aider un peu. Regardez comme l'affiche ci-dessous les représente sous des traits proches d'australopithèques, terrorisés comme si l’on venait de les sortir de leur caverne. Certains individus sont grimés pour ressembler à des singes et, bien qu’ils sachent parler, doivent grogner face au public.
La violence primaire de ces "bêtes féroces" fait frémir jusque sur les strapontins des Folies-Bergère.
Du grand spectacle
Observez également cette promo de la "caravane égyptienne". Une œuvre chargée qui condense à elle seule, du premier plan à l’arrière-scène, tout le mythe oriental. Femme voilée, guerriers, animaux, désert… le Français sait qu’il va en avoir pour son argent. Or un tiers de la troupe est composée de Parisiens maquillés, recrutés sur place !
Il ne faut pas oublier que ces exhibitions étaient avant tout des spectacles, avec des décors, des costumes, du maquillage… et des comédiens. Car les soi-disant "sauvages" sont payés pour faire le show et signent même parfois des contrats de travail. Ce sont eux qui montent les décors, eux qui vendent les cartes postales souvenirs proposées à la fin du show. Particulièrement bien rôdées, les représentations étaient ponctuées de temps forts : prière devant la mosquée, bataille reconstituée, etc. Pour prouver la portée positive de la colonisation, les "sauvages" étaient également vaccinés en public… chaque fois que la troupe arrivait dans une nouvelle ville !
Mais au début du XXe siècle, le phénomène s’essouffle. Tout a déjà été montré, du guerrier noir cannibale à la "femme à plateau" éthiopienne en passant par le Malabar d’Inde orientale au corps élastique. La féerie du cinéma déclasse aussi l’exotisme en carton-pâte des zoos humains. Et surtout, les hommes politiques n’ont plus besoin d’encourager ces exhibitions qui justifient la colonisation.
• Exposition "Exhibitions, l'invention du sauvage"
Du mardi 29 novembre 2011 au 3 juin 2012
Musée du Quai Branly
37, quai Branly (face à la passerelle Debilly)
Paris, 7e
Métro Alma-Marceau (ligne 9)
• Ouvert le mardi, le mercredi et le dimanche de 11 heures à 19 heures
Et le jeudi, le vendredi et le samedi de 11 heures à 21 heures
Tarifs : 5 euros / 7 euros
• A lire
Exhibitions, l'invention du sauvage, le catalogue de l’exposition, collectif, chez Actes Sud Beaux Arts, 49 euros.
L’ouvrage est cher mais c’est une mine d’informations et de documents photographiques. Découpé en trois grandes parties, il raconte dans l’ordre chronologique la naissance et le déclin du phénomène. Il est surtout agrémenté d’une foule de petits encadrés qui éclairent un sujet spécifique, du portrait de Phineas Taylor Barnum, inventeur et promoteur des freaks, à ceux de familles "galibis", "importées" de Guyane pour être installées en 1882 au jardin zoologique d’acclimatation.
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